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L'historien doit savoir
s'improviser géographe.
Fort Niagara, 2018.
Photo: Rénald Lessard |
L’automne
arrive à grands pas et je me sens un peu comme une bête en cage. C’est la
course folle pour finir l’écriture de ma thèse avant décembre si possible, le
temps et le manque d’argent obligent. Ces deux facteurs m’empêchent
également de voyager (outre l’exception d’Ottawa en octobre pour assister au
congrès annuel de l’IHAF). Ça fait mal : j’ai développé l’habitude depuis le début de mes
études supérieures de faire le tour des colloques scientifiques au Québec, en
Ontario et aux États-Unis. Chaque déplacement est une occasion rêvée de voir du
pays, surtout s’il s’agit d’un nouveau coin pour moi. Il est d’ailleurs
important pour tout historien de savoir s’improviser géographe de terrain pour
mieux comprendre la réalité des distances physiques, de la topographie et de leur
effet sur la pensée des gens de la période étudiée. Si l’historien militaire
John Keegan n’était pas un historien colonial, il reconnaissait néanmoins
l’importance de se familiariser avec la géographie physique de l’Amérique :
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John Keegan |
Over the years the drama of the American
landscape has ceased to be simply a spectacle. It has awoken in me a powerful
and continuing curiosity in what it means for what I do. I am a military
historian. Rivers, mountains, forest, swamp and plain, desert and plough,
valley and plateau: these are the primary raw materials with which the military
historian works. In constructing a narrative, in charting the movements of
armies, the facts of geography stand first. What sense is there in setting out
to describe the campaigns of Napoleon, which wander across the face of Europe
from Portugal to Poland, from Naples to the Netherlands, unless one
understands, and causes the reader to understand also, how the Alps and the
Pyrenees, the Rhine and the Vistula, bore upon the campaign plans he made? […].
-John Keegan, Fields of Battle: The Wars
for North America, New York, Alfred A. Knopf, 1996, p. 1.
Des réflexions
semblables trottent dans ma tête lorsque je voyage. Par exemple, je songe
souvent à cette question : comment mesure-t-on la distance au fil des
années? Ou plutôt, comment la perçoit-on?
En effet, l’impression de la distance varie grandement d’une personne à l’autre :
de nos jours, un citadin de Québec trouve qu’un voyage de trois heures pour se
rendre à Montréal est d’un ennui exacerbant. Pourtant, un Franco-Ontarien comme
moi, originaire d’un village dans le Nouvel-Ontario, n’hésitera pas à faire le
même trajet, de plus revenant le même jour! Après tout, les villages du nord de
l’Ontario sont souvent séparés par de nombreuses heures de route avec rien de
plus entre eux que des étendues de conifères. Les deux voyageurs perçoivent
donc une distance mentale différente par rapport à la même étendue franchie.
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La présence humaine a évolué depuis
le Régime français. |
Il en va de
même selon les époques : la distance mentale est subjective et sa
perception évolue avec le temps. Aujourd’hui, la perception du temps et de la
distance n’a plus rien à voir avec celle du xviiie
siècle. L’avènement du train,
de l’automobile, de l’avion et, ultimement, de l’astronef a fracassé toute
notion préexistante de la relation entre l’homme et sa géographie. Dès 1969, les missions Apollo prennent
en moyenne trois jours pour se rendre à la lune, mais se rendre en canot de
Montréal à Michilimackinac prenait 40 jours! Nous n’avons plus la même relation
avec la distance que nos ancêtres. Même le paquebot, aujourd’hui considéré
lent, est plus rapide que les bateaux à voile d’antan. De plus, après deux
siècles et demi de croissance démographique depuis la fin du Régime français,
d’innombrables villes sont apparues sur la carte nord-américaine, toutes resautées
les unes aux autres par d’innombrables routes, chemins de fer et aéroports. Même
si la distance physique demeure la même, plus le déplacement est facile, plus
la distance perçue, elle, change, s’éloignant ou se rapprochant selon les
circonstances. Ceci affecte donc l’importance des liens entre divers lieux
d’habitation au fil des années. Ainsi, grâce aux aéroports, les gens d’affaires
d’une ville comme Toronto peuvent avoir plus d’affinités avec Londres qu’avec,
disons, un village dans le nord de l’Ontario, pourtant plus proche. Pour
reprendre l’exemple de Michilimackinac, bien que sous le Régime français ce
poste était à plus d’un mois de voyage en canot de Montréal, l’absence de
postes importants entre les deux les rendait voisins, relativement parlant,
comme deux îles situées dans un océan de forêt. Aujourd’hui, Michilimackinac
s’est effacé de la conscience des Montréalais, leur monde s’étant rapetissé
pour inclure les nouvelles villes dans leur voisinage immédiat ou bien des
destinations internationales comme Paris, facilement joignables par avion. Qui
aujourd’hui se doute des liens intimes qui liaient la métropole québécoise de
1,75 million de citadins à ce
village du Michigan, aujourd’hui habité par 795 âmes tout au plus, sur lequel dépendait pourtant l'économie montréalaise?
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Le fort Détroit n'est plus
qu'un stationnement sous
le siège de General Motors. |
Pour étudier
la géographie de la Nouvelle-France, il faut donc nécessairement faire
abstraction de notre géographie actuelle, de nos impressions qui y sont
rattachées et avoir une bonne imagination pour reconstituer et repenser le
passé. Après tout, 250 ans de développement humain ont irrévocablement changé
le monde physique du Régime français. Par exemple, la plupart des forts
français ont cédé au « progrès », comme l’emplacement du fort Détroit
qui n’est plus qu’un stationnement pour le siège de General Motors. Certes,
certains postes français comme Carillon ou Michilimackinac survivent
aujourd’hui, largement reconstruits et devenus des curiosités touristiques.
Beaucoup d’autres quant à eux ont été abandonnés et absorbés par la nature. Mais
le plus grand changement lequel il faut tenir compte pour comprendre le
développement de la Nouvelle-France est notre relation aux lacs et rivières.
Aujourd’hui, l’hydrographie échappe à notre conscience populaire. Avec
l’amélioration des réseaux terrestres, qu’il s’agisse de chemins de terre ou
chemins de fer, nous avons oublié notre relation intime avec les lacs et
rivières du continent, à quelques exceptions près. Par exemple, même si la vue
du fleuve Saint-Laurent à partir de la terrasse Dufferin à Québec continue
d’évoquer des émotions vives, qui parmi nous peut réellement affirmer l’avoir
remonté ou descendu? Par voiture ou par autobus, par train ou par avion, le
voyageur d’aujourd’hui n’aura jamais l’impulsion première de naviguer pour se
déplacer dans la province, encore moins le pays. L’effacement du rôle de l’eau s’est
généralisé en Amérique du Nord : sauf pour le plaisir ou le commerce, on
ne navigue plus les rivières, nous les
traversons.
En empruntant le pont, la rivière ne devient plus qu’une curiosité dans la
conscience du voyageur, rapidement oubliée. Certes, un fleuve imposant comme le
Saint-Laurent ou le Mississippi réussit toujours à impressionner et s’attirer
le respect par sa largeur, mais que dire d’une mince rivière comme la
Saint-Joseph? Combien de milliers de conducteurs franchissent ses méandres au
Michigan et en Indiana, la remarquant à peine, sans se douter qu’à l’époque, il
s’agissait d’une des routes les plus importantes reliant le Canada à la
Louisiane?
Même la place
mentale accordée à la toponymie a changé. Le Saint-Laurent, la Saint-Joseph, le
Mississippi, Ontario, Érié, Huron, Michigan, Supérieur… autant de rivières, de
lacs et de ruisseaux qui servaient de chemins à l’époque de la Nouvelle-France,
maintenant remplacés dans notre lexique routier par des voies aux noms sans
mérite lyrique comme la 20, la 40, la 401… Même phénomène pour les routes de
terres, où Braddock’s Road devient la
U.S.-40, la Sauk Trail devient la
U.S.-12 et la Great Carrying Place
devient la 90 entre Schenectady et Utica… Dans plusieurs instances, le
pragmatisme cartographique a remplacé la mémoire populaire de ces voies.
Mais à y penser, étudier le rapport entre les Habitants du
Régime français et la géographie nous en enseigne autant sur la nôtre… Il y a
vraiment de quoi dire sur notre relation avec le territoire et les moyens
choisis pour voyager. Nos déplacements reflètent une société de plus en plus mondialisée,
obsédée avec l’empressement et l’efficacité.
Nous vivons peut-être dans un village global, mais l’efficacité du
voyage a réduit notre intimité avec le pays. J’ose dire, nous ne voyageons pas
pendant nos vacances, on se transpose
pour aboutir quelque part, sans connaître le pays au-delà des stations-service
ou des aéroports rencontrés en chemin. Au contraire, à cause du temps
nécessaire pour se déplacer, les voyageurs à l’époque coloniale apprenaient à
découvrir le pays entre leur lieu d’origine et leur destination (en passant, je
vous suggère cette courte lecture amusante, un des plus beaux exemples de
journal de voyage qui me vient à l’esprit : « Madame Knight’s
Journal. A Woman Travels to New York, 1704 », dans Howard H. Peckham (éd.), Narratives
of Colonial America. 1704-1765,
Chicago, R. R. Donnelley & Sons Company, 1971, p. 5-49.). Moi-même,
je cherche autant que possible de faire la même expérience si j’ai le temps.
Par exemple, malgré les inconvénients, j’adore prendre le train. Mes lecteurs
réguliers savent que je suis un grand romantique qui adore regarder le paysage
défiler devant ma fenêtre, en pleine réflexion sur le territoire et son
occupation. Contrairement à l’autoroute, la plupart des chemins de fer
traversent en plein centre des villes et villages en chemin. En guise de
conclusion à ce petit billet où je réfléchissais tout haut, je vous invite donc
lors de vos prochaines vacances à faire de même et d’emprunter un moyen de
transport autre que l’automobile ou l’avion, ou simplement d’emprunter des
routes scéniques et historiques plutôt que l’autoroute, question de renouer
avec l’espace entre votre point de départ et votre destination.
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Voyageurs, par Frances Anne Hopkins, 1869 |
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