23 September 2019

En quête d’authenticité: costumes d’époque et Autochtones


Les représentations authentiques d'Autochtones
dans l'iconographie d'époque sont rares mais
souvent spectaculaires. Source: National Archives
Ma très chère amie Marie-Hélaine Fallu vient de publier une réflexion au sujet des costumes autochtones dans le film Le Dernier des Mohicans de Michael Mann (1992). Ce billet m’inspire à mon tour de partager ici une courte pensée au sujet du double dilemme pour les spécialistes de la Nouvelle-France. D’une part, les cinéastes nous consultent rarement au sujet des habits autochtones avant de tourner un film d’époque. De l’autre, lorsqu’ils le font, on peine à leur fournir du bon matériel visuel.

L'homme sauvage
"classique"
La réalité est que les bonnes représentations d’époques d’Autochtones en Nouvelle-France sont rares. Lorsqu’on les retrouve dans les sources imprimées, il s’agit le plus souvent de représentations fantastiques suivant les clichés et les modes artistiques du 17e et 18e siècle. Après tout, le tableau de la mort de Wolfe par Benjamin West était célèbre justement parce que (malgré ses quelques inexactitudes) il s’agissait du premier artiste britannique à chercher à représenter une scène historique de manière réaliste, plutôt que par le prisme de l’antiquité classique (comme la mort de Montcalm, représenté à la même époque avec des motifs grecs et romains). Les Autochtones, donc, étaient pendant longtemps représentés le plus souvent sous la figure de l’homme « sauvage » de la tradition classique. Il faut vraiment creuser pour trouver des images authentiques. Et même lorsqu’on en trouve, elles soulèvent souvent plus de questions que de réponses: s’agit-il dans ce cas d’un costume typique? Cérémonial? Pour la guerre? Le quotidien? À quelle nation appartient le figuré?

Une reconstitution
archéologique.
Source: Brown, 1971.
Bien entendu, il existe aussi de bons témoignages publiés d’observateurs européens qui décrivent en détail la manière de s’habiller des Autochtones (songeons à Pouchot). Des études historiques existent également, tout comme d’excellents rapports archéologiques qui nous en apprennent plus. Mais ce que je veux soulever ici est la rareté des ressources publiées, c'est-à-dire de bons imagiers, qu’un historien peut référer à un cinéaste sans avoir recours à une recherche approfondie.

La première fois que j’ai offert à un cinéaste de l’aider avec sa recherche au sujet des habits autochtones en Nouvelle-France, j’ai consulté de nombreux collègues et nous sommes vite tombés d’accord qu’il n’y a que deux bonnes synthèses à notre connaissance (cliquez sur les images pour commander):


Néanmoins, ces deux livres ne font que gratter la surface de la période du Régime français qui s'étire sur plus de deux siècles. (Et en passant, si vous en connaissez d'autres, laissez-moi savoir). Bref, il n’y en aura pas de facile pour tout historien qui se fait aborder pour son aide en matière de costumes autochtones d’époque. Il doit s’attendre à creuser dans les sources et l’iconographie pour aider son client.

Tristement, même si un cinéaste veut être aussi fidèle à l’histoire et le plus authentique possible avec les costumes, il arrive qu'il n'a pas le budget à investir pour embaucher des historiens et doit souvent se contenter de louer des costumes préfabriqués. Dans ces cas-ci, ces restrictions imposées sont pardonnables. Mais dans le cas des grosses productions hollywoodiennes (comme celle en train de tourner à Québec en ce moment que je ne nommerai pas…), ne pas tenir compte des avis d’historiens est impardonnable. Dans le cas du Dernier des Mohicans, Michael Mann a tout de même cherché à rendre son film le plus authentique possible avec les informations à sa disposition au début des années 1990. Même si le film a sa part de petits détails mal interprétés, rien n’empêche que presque 30 ans après sa création, il se tient tout de même bien comme exemple de film dont le soucis d'authenticité est à imiter et à surpasser aujourd’hui.

21 September 2019

Nouvelles précisions sur l'Affaire Jumonville découvertes


Comment bien se réveiller ce samedi matin: mon collègue et ami Michel Thévenin vient de m'envoyer un lien où David Preston (l'auteur de Braddock's Defeat) explique sa récente découverte d'un document qui jette un peu plus de lumière sur l'Affaire Jumonville. Il s'agit d'un témoignage autochtone découvert dans les archives britanniques. Je vous laisse le soin de lire l'article mais je résume le contenu ainsi: ce document est la première preuve qui indique clairement que Washington fut le premier à avoir tiré sur le détachement français en mission diplomatique. Il révèle également un pan plus large de la participation autochtone à cette bataille, au-delà celle de Tanaghrisson et ses hommes. Malheureusement, il n'y a pas plus d'éclaircissement sur qui en réalité a tué Jumonville (bien que la théorie la plus plausible à date est Tanaghrisson).

14 September 2019

1755: British Optimism vs Reality


This weekend marks the 260th anniversary of the battle of the Plains of Abraham in 1759. Of course, this battle was not technically the fall of Québec, which was actually formally surrendered a few days later on the 18th of September. And neither was it the fall of Canada: this formality would have to wait after more battles and skirmishes throughout the following year, leading up to the capitulation of Montreal on the 8th of September, 1760. In hindsight, the fall of New France seems inevitable to us today. After all, for such a vast colony, the French presence in North America was only assured by about 80 000 colonists. The neighbouring thirteen British colonies were home to a million American subjects. Yet, at the start of the war, things weren’t so clear-cut: The French were better organized politically and fared better with circumstantial luck. Up until 1758, the French had actually managed to hold their own quite well, in fact (relatively speaking...). Throughout the war, victory or defeat were never as clear cut as some imagined they would be. As exquisitely recapped in David Preston’s book Braddock’s Defeat: The Battle of the Monongahela and the Road to Revolution (Oxford University Press, 2015), the British sent their first contingent of troops to North America hoping to squash the French claims to North American lands. Optimism was flying high, some even going as far as wanting to celebrate victory prematurely with fireworks (to which, cooler heads like Ben Franklin’s cautioned that waiting for results might be more appropriate…). Yet, nowhere was this blind optimism demonstrated as heartily as in this wonderful 1755 engraving I recently found, British Resentment or the French fairly Coopt at Louisbourg. Created by John June and Louis Philippe Boitard, this image was a premature celebration of British victories which would not come to be that year, quite the opposite in fact (with the exception of Fort Beauséjour). Braddock’s army was defeated by the French and their indigenous allies, and most of their goals would be met only after a hard-fought campaign stretching over many years. And so today, to commemorate the battle of Québec, I would like to take a closer look at this image engraved years earlier, its creators not imagining New France would put up such a valiant resistance.

For more information on British art during the Seven Years' War, see Fordham, Douglas. British art and the Seven Years’ War: allegiance and autonomy. Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 2010. 334 p.

1. Britannia attending to the complains of her injur’d 
Americans receives them into her protection.
2. Neptune & Mars unite in their defence.

3. The British Lion keeping his dominions under his paw safe from invaders.
4. The British Arms eclipsing those of France
5. A British Sailor pointing to the eclipse, & leering at a French Politician
trapt by his own schemes.
7. A French Political Schemer beholds the operation with grief and Confusion.
6. An English Saylor encouraged by a Soldier, Squeezes the Gallic Cock
by the Throat & makes him disgorge the French usurpations in America.
8. The English Rose erect, the French Lilly drooping.
11. Cromwells device.
9.A Gang of brave Saylors exulting at the Starving French coopt up.
10. The French overset at the fall of Niagara.
12. A monument due to real Merit.

03 September 2019

L’évolution de notre relation avec le territoire depuis le Régime français


(Note : le 25 février 2014, j’ai publié un billet semblable en anglais. Ici je pousse ma réflexion, bien que j’invite le lecteur à lire cette première mouture ici : http://curieusenouvellefrance.blogspot.com/2014/02/trains-history-and-writing.html)

L'historien doit savoir
s'improviser géographe.
Fort Niagara, 2018.
Photo: Rénald Lessard
L’automne arrive à grands pas et je me sens un peu comme une bête en cage. C’est la course folle pour finir l’écriture de ma thèse avant décembre si possible, le temps et le manque d’argent obligent. Ces deux facteurs m’empêchent également de voyager (outre l’exception d’Ottawa en octobre pour assister au congrès annuel de l’IHAF). Ça fait mal : j’ai développé l’habitude depuis le début de mes études supérieures de faire le tour des colloques scientifiques au Québec, en Ontario et aux États-Unis. Chaque déplacement est une occasion rêvée de voir du pays, surtout s’il s’agit d’un nouveau coin pour moi. Il est d’ailleurs important pour tout historien de savoir s’improviser géographe de terrain pour mieux comprendre la réalité des distances physiques, de la topographie et de leur effet sur la pensée des gens de la période étudiée. Si l’historien militaire John Keegan n’était pas un historien colonial, il reconnaissait néanmoins l’importance de se familiariser avec la géographie physique de l’Amérique :
John Keegan
Over the years the drama of the American landscape has ceased to be simply a spectacle. It has awoken in me a powerful and continuing curiosity in what it means for what I do. I am a military historian. Rivers, mountains, forest, swamp and plain, desert and plough, valley and plateau: these are the primary raw materials with which the military historian works. In constructing a narrative, in charting the movements of armies, the facts of geography stand first. What sense is there in setting out to describe the campaigns of Napoleon, which wander across the face of Europe from Portugal to Poland, from Naples to the Netherlands, unless one understands, and causes the reader to understand also, how the Alps and the Pyrenees, the Rhine and the Vistula, bore upon the campaign plans he made? […].

-John Keegan, Fields of Battle: The Wars for North America, New York, Alfred A. Knopf, 1996, p. 1.
Des réflexions semblables trottent dans ma tête lorsque je voyage. Par exemple, je songe souvent à cette question : comment mesure-t-on la distance au fil des années? Ou plutôt, comment la perçoit-on? En effet, l’impression de la distance varie grandement d’une personne à l’autre : de nos jours, un citadin de Québec trouve qu’un voyage de trois heures pour se rendre à Montréal est d’un ennui exacerbant. Pourtant, un Franco-Ontarien comme moi, originaire d’un village dans le Nouvel-Ontario, n’hésitera pas à faire le même trajet, de plus revenant le même jour! Après tout, les villages du nord de l’Ontario sont souvent séparés par de nombreuses heures de route avec rien de plus entre eux que des étendues de conifères. Les deux voyageurs perçoivent donc une distance mentale différente par rapport à la même étendue franchie.

La présence humaine a évolué depuis
le Régime français.
Il en va de même selon les époques : la distance mentale est subjective et sa perception évolue avec le temps. Aujourd’hui, la perception du temps et de la distance n’a plus rien à voir avec celle du xviiie siècle. L’avènement du train, de l’automobile, de l’avion et, ultimement, de l’astronef a fracassé toute notion préexistante de la relation entre l’homme et sa géographie. Dès 1969, les missions Apollo prennent en moyenne trois jours pour se rendre à la lune, mais se rendre en canot de Montréal à Michilimackinac prenait 40 jours! Nous n’avons plus la même relation avec la distance que nos ancêtres. Même le paquebot, aujourd’hui considéré lent, est plus rapide que les bateaux à voile d’antan. De plus, après deux siècles et demi de croissance démographique depuis la fin du Régime français, d’innombrables villes sont apparues sur la carte nord-américaine, toutes resautées les unes aux autres par d’innombrables routes, chemins de fer et aéroports. Même si la distance physique demeure la même, plus le déplacement est facile, plus la distance perçue, elle, change, s’éloignant ou se rapprochant selon les circonstances. Ceci affecte donc l’importance des liens entre divers lieux d’habitation au fil des années. Ainsi, grâce aux aéroports, les gens d’affaires d’une ville comme Toronto peuvent avoir plus d’affinités avec Londres qu’avec, disons, un village dans le nord de l’Ontario, pourtant plus proche. Pour reprendre l’exemple de Michilimackinac, bien que sous le Régime français ce poste était à plus d’un mois de voyage en canot de Montréal, l’absence de postes importants entre les deux les rendait voisins, relativement parlant, comme deux îles situées dans un océan de forêt. Aujourd’hui, Michilimackinac s’est effacé de la conscience des Montréalais, leur monde s’étant rapetissé pour inclure les nouvelles villes dans leur voisinage immédiat ou bien des destinations internationales comme Paris, facilement joignables par avion. Qui aujourd’hui se doute des liens intimes qui liaient la métropole québécoise de 1,75 million de citadins à ce village du Michigan, aujourd’hui habité par 795 âmes tout au plus, sur lequel dépendait pourtant l'économie montréalaise?

Le fort Détroit n'est plus
qu'un stationnement sous
le siège de General Motors.
Pour étudier la géographie de la Nouvelle-France, il faut donc nécessairement faire abstraction de notre géographie actuelle, de nos impressions qui y sont rattachées et avoir une bonne imagination pour reconstituer et repenser le passé. Après tout, 250 ans de développement humain ont irrévocablement changé le monde physique du Régime français. Par exemple, la plupart des forts français ont cédé au « progrès », comme l’emplacement du fort Détroit qui n’est plus qu’un stationnement pour le siège de General Motors. Certes, certains postes français comme Carillon ou Michilimackinac survivent aujourd’hui, largement reconstruits et devenus des curiosités touristiques. Beaucoup d’autres quant à eux ont été abandonnés et absorbés par la nature. Mais le plus grand changement lequel il faut tenir compte pour comprendre le développement de la Nouvelle-France est notre relation aux lacs et rivières. Aujourd’hui, l’hydrographie échappe à notre conscience populaire. Avec l’amélioration des réseaux terrestres, qu’il s’agisse de chemins de terre ou chemins de fer, nous avons oublié notre relation intime avec les lacs et rivières du continent, à quelques exceptions près. Par exemple, même si la vue du fleuve Saint-Laurent à partir de la terrasse Dufferin à Québec continue d’évoquer des émotions vives, qui parmi nous peut réellement affirmer l’avoir remonté ou descendu? Par voiture ou par autobus, par train ou par avion, le voyageur d’aujourd’hui n’aura jamais l’impulsion première de naviguer pour se déplacer dans la province, encore moins le pays. L’effacement du rôle de l’eau s’est généralisé en Amérique du Nord : sauf pour le plaisir ou le commerce, on ne navigue plus les rivières, nous les traversons. En empruntant le pont, la rivière ne devient plus qu’une curiosité dans la conscience du voyageur, rapidement oubliée. Certes, un fleuve imposant comme le Saint-Laurent ou le Mississippi réussit toujours à impressionner et s’attirer le respect par sa largeur, mais que dire d’une mince rivière comme la Saint-Joseph? Combien de milliers de conducteurs franchissent ses méandres au Michigan et en Indiana, la remarquant à peine, sans se douter qu’à l’époque, il s’agissait d’une des routes les plus importantes reliant le Canada à la Louisiane? Même la place mentale accordée à la toponymie a changé. Le Saint-Laurent, la Saint-Joseph, le Mississippi, Ontario, Érié, Huron, Michigan, Supérieur… autant de rivières, de lacs et de ruisseaux qui servaient de chemins à l’époque de la Nouvelle-France, maintenant remplacés dans notre lexique routier par des voies aux noms sans mérite lyrique comme la 20, la 40, la 401… Même phénomène pour les routes de terres, où Braddock’s Road devient la U.S.-40, la Sauk Trail devient la U.S.-12 et la Great Carrying Place devient la 90 entre Schenectady et Utica… Dans plusieurs instances, le pragmatisme cartographique a remplacé la mémoire populaire de ces voies.

Mais à y penser, étudier le rapport entre les Habitants du Régime français et la géographie nous en enseigne autant sur la nôtre… Il y a vraiment de quoi dire sur notre relation avec le territoire et les moyens choisis pour voyager. Nos déplacements reflètent une société de plus en plus mondialisée, obsédée avec l’empressement et l’efficacité. Nous vivons peut-être dans un village global, mais l’efficacité du voyage a réduit notre intimité avec le pays. J’ose dire, nous ne voyageons pas pendant nos vacances, on se transpose pour aboutir quelque part, sans connaître le pays au-delà des stations-service ou des aéroports rencontrés en chemin. Au contraire, à cause du temps nécessaire pour se déplacer, les voyageurs à l’époque coloniale apprenaient à découvrir le pays entre leur lieu d’origine et leur destination (en passant, je vous suggère cette courte lecture amusante, un des plus beaux exemples de journal de voyage qui me vient à l’esprit : « Madame Knight’s Journal. A Woman Travels to New York, 1704 », dans Howard H. Peckham (éd.), Narratives of Colonial America. 1704-1765, Chicago, R. R. Donnelley & Sons Company, 1971, p. 5-49.). Moi-même, je cherche autant que possible de faire la même expérience si j’ai le temps. Par exemple, malgré les inconvénients, j’adore prendre le train. Mes lecteurs réguliers savent que je suis un grand romantique qui adore regarder le paysage défiler devant ma fenêtre, en pleine réflexion sur le territoire et son occupation. Contrairement à l’autoroute, la plupart des chemins de fer traversent en plein centre des villes et villages en chemin. En guise de conclusion à ce petit billet où je réfléchissais tout haut, je vous invite donc lors de vos prochaines vacances à faire de même et d’emprunter un moyen de transport autre que l’automobile ou l’avion, ou simplement d’emprunter des routes scéniques et historiques plutôt que l’autoroute, question de renouer avec l’espace entre votre point de départ et votre destination.

Voyageurs, par Frances Anne Hopkins, 1869