[Ce qui suit est une compilation d’extraits de ma thèse en préparation, combinés et adaptés pour ce billet de blogue]
Malgré une historiographie riche et variée portant
sur la guerre de Sept Ans, il y a une grande lacune en matière d’études sur la participation
des Autochtones. Ceci s’explique en partie par un manque d’intérêt jusqu’à
récemment, mais aussi en grande partie par l’absence quasi totale de sources
écrites de la main d’Autochtones. Tout historien qui veut se pencher sur leur
histoire doit donc passer au peigne fin les journaux et la correspondance de l’armée
française et britannique. Même là, il est frustrant de constater les
généralisations et le manque de détails qui nous forcent à interpréter et
inférer le rôle et le vécu des guerriers dits « sauvages ».
"A Micmac of Nova Scotia" John Byron, 1764. |
D’ailleurs, bien que les individus sont rarement nommés
dans les journaux d’officiers, certains parviennent toutefois à se démarquer suffisamment
par leur service exceptionnel pour mériter une mention. La rareté des noms
d’Autochtones individuels mérite de s’y arrêter un instant afin de contraster
avec l’opinion plus commune au sujet des autres guerriers.
"An Indian dress'd for war with a scalp" George Townsend |
Un des guerriers
les plus renommés se nomme Kanectagon. Décrit comme étant un « fameux
chasseur[11] »,
il est un guide iroquois. C’est d’ailleurs lui qui, le 3 août 1757, intercepte
le message entre le général Webb au fort Edward et le lieutenant-colonel Monro,
au fort William Henry. L’événement est si remarquable que le Mercure de France prend la peine de le
noter[12],
et l’anecdote devient célèbre grâce au roman Le dernier des Mohicans de James Fenimore Cooper. Deux hommes
accompagnaient le messager. Lors de l’embuscade menée par Kanectagon et ses
hommes, un des deux Britanniques s’échappa, l’autre fut tué et le messager fut
capturé[13]. Le
message fut découvert dans la doublure de sa veste.
Enfin, mentionnons un guerrier impliqué dans un grave accident
qui a eu des conséquences importantes pour l’armée. Il s’agit d’Aoussik (Aouschik,
Hotchig, Ochik ou Hochig), un chef népissingue qui méprend l’ingénieur
Descombles pour un Anglais, le tuant accidentellement. Bougainville raconte l’histoire :
Le Sr Descombes, envoyé à 3 h. du matin pour déterminer cet investissement et le front d’attaque [sur Chouaguen], fut tué en revenant de sa découverte par un de nos Sauvages qui l’avait escorté et qui, dans l’obscurité, le prit pour un Anglais, malheur que la circonstance d’un siège à faire en Amérique, avec un seul ingénieur qui nous restât, rendait de la plus grande conséquence pour nous.[14]
Montcalm dut
rassurer le guerrier et ses frères d’armes :
les sauvages en furent véritablement touchés, et le marquis de Montcalm fut obligé de les assembler sur-le-champ pour leur parler et les rassurer, sur la persuasion où l’on était que c’était un malheur involontaire qui ne retarderait point le succès du siège.[15]
Malgré toutes les réassurances,
Aoussik demeure inconsolable. Il passera le restant de la guerre à démontrer un
zèle particulier pour « venger » la mort de l’officier. Pouchot
rapporte que pour « obtenir son pardon », il tua « Plus
de 33 Anglais […] dans le courant d’une année[16] ».
En effet, le chef développe une telle réputation de férocité que d’autres
alliés autochtones insistent qu’il les accompagne dans leurs expéditions[17].
La confusion qui a mené au malheureux accident provient sans doute du fait que
l’uniforme des ingénieurs comporte du rouge. Il est également à noter que l’incident
est doublement accidentel, puisqu’une ordonnance de 1744 stipule que « Les
Ingénieurs seront tenus, toutes les fois qu’ils feront des logemens & des
débouchés pour les sappes, & qu’ils traceront les tranchées sous le feu de
l’ennemi, de s’armer de leur pot en tête & de leur cuirasse […][18] ».
Décidément, Descombles choisit de ne pas porter sa cuirasse en reconnaissance,
ce qui aurait pu lui sauver la vie[19].
Bref,
en écrivant l’histoire de la Nouvelle-France, il faut se rappeler que cette
histoire est également partagée par les Autochtones. Il ne faut pas se
contenter que de généraliser leur expérience, mais bien de prendre la peine lorsque
possible de dépoussiérer les noms d’individus et de reconstituer leur vécu afin de dresser un portrait plus réaliste et complet de leur agentivité.
[1]
Gilles
Havard, Empire et métissages : Indiens et Français dans le Pays
d’en Haut, 1660-1715. Québec et Paris, Septentrion et Presses de
l’Université de Paris-Sorbonne, 2017 (2003), p. 320.
[2]
Ils sont rares à écrire avec un certain esprit de relativisme culturel comme
Pouchot, un des rares à se donner la peine d’expliquer l’art martial des
alliées autochtones au lieu de simplement le décrire. Voir à ce sujet : Pierre
Pouchot, Mémoires sur la dernière
guerre de l’Amérique septentrionale, Québec, Septentrion, 2003, p. 296-304.
[3]
Stéphane Genêt, « Le
renseignement militaire sur les théâtres coloniaux : les enseignements de
la guerre de la Conquête », dans Bertrand Fonck
et Laurent Veyssière (dir.), La fin de la Nouvelle-France, Paris, Armand Colin et Ministère de
la Défense, 2013, p. 213.
[4]
Sur les mauvaises impressions de Bougainville au sujet des alliés autochtones,
voir entre autres : Louis-Antoine de
Bougainville, Écrits sur le Canada, Québec, Septentrion, 2003,
p. 21, p. 45, p. 134,
p. 142. Après William Henry, Bougainville sera encore plus
scandalisé : « Quel fléau! L’humanité gémit d’être obligé de se
servir de pareils monstres mais sans eux la partie serait pour nous trop
inégale. » Ibid., p. 247.
[5]
Ibid., p. 150
et p. 231.
[6]
« Les distinctions que le
gouverneur général accorde aux Sauvages qui se distinguent à la guerre ou qui
ont de la considération [sic] dans leur cabane, sont le hausse-col, qu’ils se
font grand honneur de porter, et la grande distinction ce sont des médailles où
il y a l’effigie du Roi. » Ibid., p. 79.
[7] Ibid., p. 257.
[8] Ibid., p. 120,
p. 195, p. 212, p. 224, p. 257, p. 260 et p. 261.
[9]
Louis-Joseph de Montcalm (Édité
par Robert Léger), Le journal du Marquis de Montcalm,
Montréal, Éditions Michel Brûlé, 2007, p. 406.
[10]
Bougainville, Écrits sur le Canada, p. 224.
[11]
Ibid., p. 220.
[12]
Le Mercure de France, novembre 1757,
p. 192.
[13]
Bougainville, Écrits sur le Canada, p. 226.
[14]
Ibid., p. 126.
[15]
Montcalm, Le journal du Marquis de Montcalm, p. 91.
[16]
Pouchot, Mémoires...,
p. 53.
[17]
Montcalm, Le journal du Marquis de Montcalm, p. 166.
[18]
Ordonnance du Roy Sur le service & le
rang des Ingénieurs. Du 7. Février 1744, Paris, Imprimeur royale, 1744,
p. 5. Je remercie Michel Thévenin pour cette référence.
[19]
Pour des sources complémentaires sur la mort de Descombles, voir aussi: Lévis, Le journal du Chevalier de Lévis, p. 48; Bougainville, Écrits sur le Canada, p. 179;
Paulmy à Montcalm. À Versailles, le 11 mars 1757, dans Casgrain (dir.), Lettres
de la cour de Versailles…, p. 57-58 et Montcalm,
Le journal du Marquis de Montcalm,
p. 179.
Sources
- Bougainville, Louis-Antoine de. Écrits sur le Canada. Québec, Septentrion, 2003. 425 p.
- Casgrain, H. R. (dir.). Lettres de la cour de Versailles au baron de Dieskau, au marquis de Montcalm et au chevalier de Lévis. Québec, L.-J. Demers & Frères, 1890. 250 p. Coll. « Manuscrits du maréchal de Lévis ».
- Genêt, Stéphane. « Le renseignement militaire sur les théâtres coloniaux : les enseignements de la guerre de la Conquête », dans Bertrand Fonck et Laurent Veyssière (dir.), La fin de la Nouvelle-France. Paris, Armand Colin et Ministère de la Défense, 2013. pp. 205-225. Coll. « Recherches ».
- Havard, Gilles. Empire et métissages : Indiens et Français dans le Pays d’en Haut, 1660-1715. Québec et Paris, Septentrion et Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2017 (2003). 603 p.
- Le Mercure de France, novembre 1757
- Lévis, François-Gaston de (Édité par Robert Léger). Le journal du Chevalier de Lévis. Montréal, Éditions Michel Brûlé, 2008. 253 p.
- Montcalm, Louis-Joseph de (Édité par Robert Léger). Le journal du Marquis de Montcalm. Montréal, Éditions Michel Brûlé, 2007. 512 p.
- Ordonnance du Roy Sur le service & le rang des Ingénieurs. Du 7. Février 1744, Paris, Imprimeur royale, 1744.
- Pouchot, Pierre. Mémoires sur la dernière guerre de l’Amérique septentrionale. Québec, Septentrion, 2003. 322 p.
Voir aussi:
- Kenneth E. Kidd, « Kisensik », dans Dictionnaire biographique du Canada, Volume III de 1741 à 1770, Québec, Presses de l’Université Laval, 1974, p. 353-354. (Lien).
- Michel Thévenin, « Erreur (fatale) sur la personne: la mort de l'ingénieur De Combles » dans Tranchées & Tricornes, 17 novembre 2018 (Lien).
- Michel Thévenin,« L'ingénieur et la cuirasse » dans Tranchées & Tricornes, 25 avril 2019 (Lien).
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