17 February 2020

Sur le fameux message intercepté au siège du fort William Henry


[Ce billet contient des extraits tirés et modifiés de ma thèse de doctorat présentement en préparation.]
Le siège le plus célèbre de la guerre de Sept Ans en Amérique est sans doute celui du fort William Henry. Si elle n’est pas la plus importante (en comparaison au siège de Québec, par exemple), sa notoriété s’est tout de même développée grâce au roman Le dernier des Mohicans de James Fenimore Cooper et ses nombreuses adaptations au grand écran. En examinant récemment les événements entourant ce siège dans le contexte du renseignement militaire, je suis tombé sur un détail qui m’a surpris.

Rappelons d’abord les faits : nous sommes au mois d’août 1757 et le général Montcalm mène l’offensive contre le fort William Henry sur le lac George (que les Français avaient baptisé le lac Saint-Sacrement). Afin de s’informer sur l’état présent des Britanniques, les alentours du fort fourmillent de partis français et autochtones à la chasse aux prisonniers. Thomas Auguste le Roy de Grandmaison, un théoricien militaire du xviiie siècle, nous donne une idée sur comment peut ressembler ces opérations : « Ils forment leurs embuscades dans des chemins serrés, dans les bois, près d’un mauvais passage, sur les bords d’une rivière navigable, pour arrêter les bateaux chargés d’effets & de munition pour l’Armée ennemie, & même les barques publiques, où il y a souvent des Officiers & des équipages[1]. » En effet, les troupes de la colonie « se cachent en attendant que quelqu’un passe, ils n’attaquent souvent qu’un homme seul ou une femme qui travaille, quelque soldat ou autre personne[2] ». La principale cible de ces partis est la route reliant le fort William Henry (que les Français appellent George) au fort Edward (surnommé Lydius par les Français). Non seulement rapporte-t-on de nombreux prisonniers du « chemin de Lydius », mais on y fait une des plus belles interceptions d’information de la guerre. Le coup en question est dirigé par Kanectagon, un guide iroquois décrit comme étant un « fameux chasseur[3] ». Le 4 août 1757, celui-ci intercepte et tue le messager transportant une lettre entre le général Webb au fort Edward et le lieutenant-colonel Monro au fort William Henry. La lettre, découverte dans la doublure de la veste du messager, a un effet immédiat sur l’ardeur des efforts des Français, maintenant au courant que le commandant du fort assiégé ne peut pas espérer avoir un secours immédiat. « Cette lettre tombée aussi heureusement entre nos mains a déterminé le Mis de Montcalm à pousser encore plus la construction des batteries[4]. » La lecture de cette lettre auprès de Monro « engag[ea] les Anglais à se rendre plus tôt[5] ». L’événement est si remarquable que même la gazette le Mercure de France prend la peine de le noter[6].

Il existe plusieurs chroniqueurs de l’histoire, la plupart ne faisant que répéter les faits élémentaires sans avoir été des témoins directs. Il est intéressant toutefois de noter que le message avait été dissimulé dans la doublure de la veste du messager. (En passant, je note avec tristesse que je n’ai toujours pas pu retracer le nom du messager en question. Aucune source ne semble le nommer, et même Ian Steele dans son excellent livre sur le siège de William Henry ne semble pas l’avoir retracé). En général, un havresac ou un étui en cuir suffit amplement pour porter des lettres. Mais comment protège-t-on un message sensible? Les idées ne manquent pas pour les dissimuler. Par exemple, parmi les nombreux exemples de cornes dites à poudre du xviiie, il existe au moins un modèle dont la fonction était l’entreposage de messages plutôt que de charge. En effet, par sa nature étanche, une petite corne avec un bouchon peut aisément servir à protéger le message d’un courrier[7]. Mais dans le cas du fameux message de Webb à Monro, un témoignage en particulier vient apporter un détail supplémentaire.

Il s’agit de la chronique du jésuite Pierre-Joseph-Antoine Roubaud, missionnaire chez les Abénaquis d’Odanak. Accompagnant les guerriers sur le front de guerre, il nous lègue un des témoignages les plus vifs des événements. Mais ce qui a retenu mon attention est cet extrait en particulier (mes italiques) :
Nos éclaireurs rencontrèrent dans les bois trois courriers partis du fort Lydis [sic]; ils tuèrent le premier, prirent le second, et le troisième se sauva par sa légèreté à la course. On se saisit d’une lettre insérée dans une balle creusée, si bien cachée sur le corps du défunt, qu’elle auroit échappé aux recherches de tout autre qu’à celles d’un militaire qui se connaît à ces sortes de ruses de guerre. La lettre étoit signée du commandant du fort Lydis, et adressée à celui di fort George.[8]
Une balle creusée? Ce détail me semblait particulièrement étrange. Tous les témoins de l’affaire s’entendent que le message était caché dans la doublure du manteau. Mais Roubaud semble être le seul à mentionner cette « précaution » de plus. Je ne veux pas me démontrer trop sceptique, mais il est vrai que Roubaud, après la guerre, va quitter son ordre et se tailler une carrière à inventer des histoires et à forger des documents en tentant de cimenter sa place auprès des Britanniques comme informateur. Il démontre donc le don d'une imagination fertile au besoin et à l’exagération. Quel poids accorder à ce détail, alors?

Pell, Fort Ticonderoga, p. 111.
Eh bien! paraîtrait-il que l’usage de munitions pour transmettre des messages n’est pas une chose nouvelle au xviiie siècle. Pendant la Révolution américaine, une balle en argent a été utilisée pour transmettre un message entre Henry Clinton et le général Burgoyne. La capsule d’argent, ou « silver bullet » comme elle est connue dans l’historiographie de la Révolution américaine, se trouverait présentement dans les collections du fort Ticonderoga dans l’état de New York[9].

Une autre source qui appuie une pratique semblable est Mémoires d’artillerie de Saint-Rémy, la bible des artilleurs de l’époque. (Je remercie Cathrine Davis pour la référence.) On y lit : 
Ce que l’on appelle boulets messagers, sont des boulets creux dont l’on se servoit autrefois pour porter des nouvelles dans une Place de guerre, & l’on ne mettoit qu’une faible charge de poudre pour les faire tomber où l’on vouloit, & ces sortes de boulets estoient d’ordinairement couverts de plomb, & la plupart estoient de plomb sans mélange de fer.[10]

En somme, même après sept ans de recherches que je termine bientôt avec la complétion prochaine de ma thèse, les moyens pour assurer la transmission de renseignements au xviiie siècle n’ont pas fini de m’épater!




[1] Grandmaison, La petite guerre..., p. 307.
[2] Aleyrac, Aventures militaires…, p. 33.
[3] Bougainville, Écrits sur le Canada, p. 220.
[4] Bougainville, Écrits sur le Canada, p. 226.
[5] Bougainville, Écrits sur le Canada, p. 228-229.
[6] Le Mercure de France, novembre 1757, p. 192. Une interception semblable a lieu à Chouaguen l’année précédente. Montcalm, Le journal du Marquis de Montcalm, p. 92.
[7] du Mont, American Engraved Powder Horns..., p. 34.
[8] Le Gobien et al., Lettres édifiantes..., p. 205.
[9] Pell, Fort Ticonderoga, p. 111.
[10] Saint Remy, Mémoires d’artillerie, p 81

Sources:

  • Aleyrac, Jean-Baptiste d’ (Édité par l’abbé Charles Coste). Aventures militaires au xviiie siècle d’après les Mémoires de Jean-Baptiste d’Aleyrac. Paris, Editions Berger-Levrault, 1935. 134 p.
  • Bougainville, Louis-Antoine de. Écrits sur le Canada. Québec, Septentrion, 2003. 425 p.
  • du Mont, John S. American Engraved Powder Horns: The Golden Age. 1755/1783. Canaan, New Hampshire, Phoenix Publishing, 1978. 107 p.
  • Grandmaison, Thomas Auguste le Roy de. La petite guerre, ou traité du service des troupes légères en campagne. 1756. 417 p.
  • Le Mercure de France
  • Le Gobien, Charles et al. Lettres édifiantes et curieuses écrites par des missionnaires de la Compagnie de Jésus. Montréal, Boréal, 2006. 251 p. Coll. « Boréal compact ».
  • Montcalm, Louis-Joseph de (Édité par Robert Léger). Le journal du Marquis de Montcalm. Montréal, Éditions Michel Brûlé, 2007. 512 p.
  • Pell, H.P. Fort Ticonderoga. A Short History. Ticonderoga, New York, Fort Ticonderoga Museum, 1975. 118 p.
  • Saint Remy, Surirey de. Mémoires d’artillerie. Permière partie. Estat où se trouve aujourd’huy l’Artillerie de France. Paris, Jean Anisson, 1697. 548 p.
  • Steele, Ian K. Betrayals: Fort William Henry & the “Massacre”. New York, Oxford University Press, 1993. 250 p.
  • Vachon, Auguste. « Roubaud, Pierre-Joseph-Antoine », dans Dictionnaire biographique du Canada, vol. 4, Université Laval/University of Toronto, 2003– , consulté le 16 févr. 2020, http://www.biographi.ca/fr/bio/roubaud_pierre_joseph_antoine_4F.htmlhttp://www.biographi.ca/fr/bio/roubaud_pierre_joseph_antoine_4F.html.




4 comments:

  1. Merci, un pour cette information !

    Par curiosité je cherchais si "Fort Julius" apparaissait sur le WEB, apparemment non du moins sur le WEB francophone, et je tombe sur la bataille du Lac George (William Johnson et ses alliés Amérindiens contre le baron Dieskau et ses alliés) qui se traduit par la construction de Fort Henry.
    On n'en finit jamais avec le Fort William Henry !

    Ceci dit remercions encore J.Fenimore Cooper qui a fait plus pour la connaissance et l’intérêt porté à cette région (rocher de Glenn, Source de la santé à Saratoga), à ses forts, à ses autochtones (Hurons, Delawares, Mohicans), aux protagonistes réels ou fictifs de ces guerres que les travaux de 50 historiens réunis
    ça ne veut pas dire qu'il ne faut pas des historiens pour décrire la réalité des faits ! :-)

    ReplyDelete
  2. Pouvez-vous me donner plus d'information sur ce fort Julius? Je ne le connais pas et il n'apparaît pas dans aucune de mes ressources. En passant, merci pour le commentaire :)

    ReplyDelete
  3. Désolé, désolé, j'ai honte ... -:(
    Ma source c'est votre post ci-dessus et votre phrase "fort Edward (surnommé Lydius par les Français" J'ai retranscris Julius au lieu de Lydius. Lpasus? révélateur ? je risquais pas de le trouver sur le WEB !

    Ford Edward 1755, Fort Lyman 1755,Fort Lydius 1731,Fort Nicholson 1709 si on fait confiance au militaires/historiens US
    https://dmna.ny.gov/forts/fortsE_L/lydiusFort.htm

    Et celui qui s'est trompé doit payer son coup devant la "NY State Historical Market" ci-dessous photographié
    http://www.fortwiki.com/File:Fort_Edward_-_03.jpg

    Et en cadeau la liste (compléte ?) des forts de l'état de NY
    https://dmna.ny.gov/forts/fortsindex.htm

    ReplyDelete

Les messages sont vérifiés avant d'être affichés. / Comments are moderated.