10 December 2015

Compte rendu : Capitaine Perdu, Tome 1.


Capitaine Perdu, Tome 1.
Par Jacques Terpant
Glénat BD
2015
56 pages 

Jacques Terpant, l’auteur de BD, vient de lancer sa plus récente création, Capitaine Perdu. Imaginez ma fébrilité en apprenant qu’il s’agit de l’histoire des derniers jours du fort de Chartres aux Illinois vers 1765. Si l’ouvrage est maintenant disponible en Amérique, j’ai eu toutefois le plaisir de le retrouver en format Kindle sur Amazon.com (néanmoins, j’avertis le lecteur que ce format ne fonctionne bien qu’avec une tablette. Sinon, les images risquent d’être un peu trop petites).

Je vous partage donc mes impressions.

D’abord, il faut mentionner qu’il est rafraîchissant de trouver une BD qui s’éloigne des principaux personnages de la Nouvelle-France pour se pencher sur des personnages plus obscurs, ceux qui n’ont pas nécessairement été élevés au panthéon de la mémoire populaire, mais dont les vies ont été tout aussi aventureuses. Il s’agit ici d’autant plus d’une région et d’une période fascinante du Régime français qui méritent une plus grande attention tant en France, au Québec et aux États-Unis (même si j’admets volontiers que je suis un peu biaisé du fait qu’il s’agit de ma période et ma région d’étude).

L’ouvrage comprend d’abord une préface signée de Jean Raspail qui reprend l’interprétation mythique comme quoi les Français ont été pacifistes et bons ententistes avec les Amérindiens. L’œuvre ne cache pas d’ailleurs qu’il fait écho à cet extrait de Francis Parkman : « La civilisation espagnole a écrasé l’Indien; la civilisation anglaise l’a méprisé et négligé; la civilisation française l’a étreint et chéri. ». Si cette maxime est réductrice et simpliste, il en demeure néanmoins qu’en cette période de la fin du Régime français en Amérique, les peuples amérindiens avaient réalisé amplement que l’équilibre du pouvoir venait d’éclater avec le retrait de la France de l’Amérique continentale. Comme l’illustre la guerre dite de Pontiac, les anciens alliés français (et quelques nouveaux alliés) se sont battus pendant trois années suivant la signature du Traité de Paris pour tenter à tout le moins de chasser les Britanniques de leurs terres, et au plus, encourager le retour de la puissance française. C’est sur cette période trouble et ses événements que porte le récit de la BD. Terpant démontre assez adroitement à quoi ont pu ressembler les rassemblements qui ont eu lieu au fort de Chartres pour chercher l’appui du commandant de la place, Louis Saint-Ange de Bellerive.

Le héros de la BD: Louis Saint-Ange de Bellerive
Si l’ouvrage est agréable à lire, il n’échappe pas à quelques erreurs historiques. La première et la plus évidente à souligner porte justement sur Saint-Ange de Bellerive, le personnage principal que Terpant dénomme le « Capitaine Perdu ». Perdu, en effet, car après de nombreuses années au service de la couronne française, ce commandant s’était vu obligé de soumettre son fort aux Britanniques et de se replier à Saint-Louis, récemment fondé sur la rive opposée du Mississippi, en territoire espagnol. L’artiste dépeint l’officier avec la physionomie d’un solide gaillard âgé tout au plus de la quarantaine. Or, Saint-Ange de Bellerive est né à La Prairie en 1702. Entre 1764 et 1765, période où a lieu l’action de la BD, il avait donc environ 62 ans! Il est mort d’ailleurs en 1774. Selon ses propres paroles, Terpant dit qu’il y a très peu d’information sur Saint-Ange de Bellerive, alors il a fait « acte de création ». Néanmoins, pour mes chers lecteurs qui veulent s’informer davantage sur ce fascinant personnage, je vous réfère au récent livre de Carl Ekberg et Sharon K. Person, St. Louis Rising : The French Regime of Louis St. Ange de Bellerive.

 Je m’arrête également sur ces quelques détails qui méritent néanmoins d’être mentionnés. Au niveau du transport fluvial, les convois se faisaient le plus souvent à l’aide de bateaux à fond plat. L’omniprésence de canots dans la reconstitution de Terpant éclipse également le fait que la pirogue était, dans cette région, le mode de transport habituel chez les Amérindiens et les Français. L’inclusion de plusieurs personnages à barbe relève également de l’anachronisme : d’abord, sur le plan de la mode du siècle, mais également sur le plan des relations amérindiennes — ceux-ci voyaient la pilosité faciale comme étant répulsive.

Un élément important qui aurait surtout mérité une meilleure recherche de la part de l’auteur est l’aspect architectural. Si le fort de Chartres représenté dans la BD est celui reconstruit pendant le dernier siècle (voir mon article à ce sujet ici), l’architecture est néanmoins basée sur la reconstruction de Louisbourg, fidèle aux sources [Erratum de ma part: il s'agit plutôt du fort Niagara -JG]. Ironiquement, Teprant traite la reconstruction moderne du fort de Chartres de « Disneyland », alors qu’il s’agit d’un commentaire plus approprié pour sa propre reconstitution de villages. En effet, celles-ci demeurent très anachroniques. Les habitations du Pays des Illinois, contrairement aux images de Terpant, n’étaient pas de pierre, et celles en bois qui sont illustrées dans la BD sont plus typiques du XIXe siècle avec l’arrivée de l’influence anglo-américaine.

La maison Bolduc à Sainte-Geneviève, Missouri,
un excellent exemple d'architecture créole du Pays des Illinois.

Il y a plusieurs autres petits détails que je pourrais soulever, mais qui relèvent pour l’instant de débats historiques courants. On ne peut donc critiquer l’artiste qui, selon les demandes d’un médium visuel destiné au divertissement, a dû faire des choix et trancher ces questions. Enfin, sans pour autant être une erreur, je ne peux m’empêcher de mentionner en passant que le chef des Kaskaskias, Tamarou, a un air de famille avec Wes Studi, acteur cherokee bien connu... ce qui m’a fait bien sourire.

Malgré ces quelques erreurs historiques, je dois souligner que c’est un pur plaisir de prendre son temps à lire cette BD. Chaque case déborde de détails. Si parfois l’auteur a mal interprété certains accoutrements, ce n’est pas par manque d’avoir cherché à être le plus authentique possible. Les erreurs de l’auteur témoignent du fait qu’il n’est pas nécessairement un historien spécialiste de la culture matérielle, et non qu’il a manqué d’une attention minutieuse aux détails. Par exemple, autant qu’on peut se frustrer de l’inclusion de franges plus typiques du XIXe siècle (un stéréotype malheureusement présent même dans plusieurs excellents musées, d’ailleurs), on peut autant s’émerveiller des petites touches comme les tatouages indiens conformes à la période. Après tout, comme l’auteur admet, la plus grande difficulté est de documenter les Indiens. (Sur la question des échanges culturels sur le plan vestimentaire au Pays des Illinois, se rapporter à Sophie White, Wild Frenchmen and Frenchified Indians.)

Jacques Terpant porte une attention particulière aux détails.

Alors que l’épilogue fait un retour historique encore une fois trop simpliste qui erre dans le cliché du Français « ensauvagé », on souligne néanmoins qu’à l’inverse, on y découvre que Terpant a tout de même tiré inspiration de Richard White et de Gilles Havard dans ses recherches. Si dans les menus détails on peut trouver plusieurs failles (qui est toujours le cas, peu importe le médium artistique), la trame historique, dans ses grandes lignes, est fidèle à la réalité. Il en est de même avec les principaux personnages. Terpant capture bien l’appréhension des Amérindiens et des Français face au changement de régime. L’esprit du temps est très bien englobé et démontré entre les pages de cette BD. Et pour un ouvrage grand public, c’est souvent l’aspect qui doit être prôné d’abord et avant tout. Pour cela, je recommande l’ouvrage tant pour un public plus large que pour mes collègues qui cherchent un moment de détente en compagnie de personnages réincarnés et ressuscités à l’aide du pinceau de Jacques Terpant. Et selon les images tirés du prochain volume en préparation, je peux dire que j’ai extrêmement hâte de lire la continuation du récit que nous livre son auteur.

Lectures suggérées :
  • Site officiel de Jacques Terpant : http://www.terpant.com/
  • Entrevue avec Jacques Terpant : https://youtu.be/pkZHSB6RPFk
  • Ekberg, Carl J. et Sharon K. Person. St. Louis Rising: The French Regime of Louis St. Ange de Bellerive. Urbana, University of Illinois Press, 2015. 326 p.
  • Gagné, Joseph « Le fort de Chartres en Illinois », Encyclopédie du patrimoine culturel de l’Amérique française, novembre 2011. En ligne : http://www.ameriquefrancaise.org/fr/article-663/Fort_de_Chartres_en_Illinois.html.
  • White, Sophie. Wild Frenchmen and Frenchified Indians: Material Culture and Race in Colonial Louisiana. Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 2012. 360 p.


1 comment:

  1. Bonjour, merci de ce long article sur votre blog (Gilles Havard l'a lu aussi et m'a dit vous connaitre) vous l'avez compris j'ai fait "oeuvre" de fiction sur le sujet ma difficulté pour la documentation (que vous avez souligné) a principalement porté sur l'architecture des maisons et toutes les différences entre nations amérindiennes, documentation difficile pour moi en France (vous avez relevé avec ironie un petit commentaire "Disneyland" ,sur la restauration de fort de Chartres, j'admire le travail des gens qui animent ce lieu, la seule chose que je voulais dire était sur le système de construction, pierres et chaux qui ne sont pas monté comme on le faisait à l'époque, mais comme on se l'est imaginé dans la reconstruction (j'ai restauré plusieurs bâtiments du 12 eme au 18eme) merci à vous, de vous être intéressé à cet album ,je prépare le tome 2...

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