19 August 2015

Vivre le passé : la reconstitution historique comme outil de diffusion de l’histoire auprès du public



Pour ce billet, j’aimerais reprendre en grande partie ma présentation donnée au colloque d’ARTÉFACT à l’Université Laval le 12 février 2015. Je la publie ici suite à une discussion avec une collègue portant sur la légitimité de la reconstitution historique aux Fêtes de la Nouvelle-France.
Il faut se le dire d'abord : le grand public ne se garroche pas aux colloques historiques. Ce n’est pas étonnant : nous sommes, après tout, dans un milieu académique où l’on s’attend à ce que l’auditoire d’un colloque ait acquis certaines bases essentielles pour suivre le fil des communications. Le public général, lui, n’a pas une telle formation.
Néanmoins, il ne faut pas se leurrer en croyant que c’est de sa faute : bien au contraire, c’est en quelque sorte la nôtre!
C’est-à-dire, en tant qu’historiens, n’a-t-on pas passé des années à développer des bases scientifiques, à comprendre le jargon académique, et à s’intéresser à des questions complexes et difficiles qui demandent à l’avance certaines connaissances? Pas étonnant donc que le public ne soit pas au rendez-vous lorsqu’on organise des colloques et des conférences scientifiques professionnels! Par extension, on ne s’étonne non plus que les universitaires ont par conséquent une réputation de vivre dans une tour d’ivoire!
Et pourtant, il faut se répéter que l’universitaire à trois responsabilités à remplir : enseigner, faire de la Recherche, et représenter son domaine et son département auprès de la communauté.
Bon. Certainement, plusieurs historiens ont su se faire connaître auprès du public. Je ne suis pas en train de dire que le lien entre le monde universitaire et le public en général n’existe pas du tout! Cependant, si j’écris ces mots, c’est pour plaidoyer que nous devons savoir nous doter de tous les moyens possibles pour parler d’histoire auprès du public! Et encore plus important, il faut s’assurer que le message fasse impression! Le médium est le message, comme disait Marshall McLuhan. Chaque moyen de communication a ses forces et ses faiblesses. La radio, par exemple, peut faire bonne impression par sa nature intime, particulièrement dans l’auto ou dans ses écouteurs. La télévision, le média de masse par excellence, peut diffuser des documentaires extrêmement bien faits (exception ironique du History Channel).
Bref, le public a un accès facile à de l’information historique par ces médias. Toutefois, le problème avec la plupart de ces moyens de diffusions, c’est qu’ils sont principalement passifs. Le public est à la merci de ce qui est présenté. Contrairement à nous, professionnels dans un milieu universitaire, le public général a rarement l’occasion d’interagir et de poser des questions.
C’est pourquoi j’évoque un moyen de diffusion qui fait appel à l’interaction avec le public, et sans doute la meilleure façon de briser la glace entre l’historien et le milieu « vulgaire ». Il s’agit de la reconstitution historique, ou comme les anglophones l’appellent, le « reenacting ». L’activité s’agit en fait de recréer un moment du passé à l’aide de costumes et d’accessoires d’époque. Les figurants, ainsi déguisés et pratiquant des métiers et d’autres activités d’antan, offrent aux visiteurs la chance de s’immerger dans le passé et d’interagir avec des « personnages » historiques. Ces reconstitutions ont lieu principalement auprès de musées ou de sites historiques. On pense par exemple aux villages d’antan en Acadie, à Saint-Marie-au-pays-des-Hurons en Ontario, Williamsburg en Virginie, ou même à Québec, grâce à Parcs Canada.
Malheureusement, c’est une activité qui est souvent snobée par les historiens. C’est comme si la reconstitution se faisait comparer au LARPING (ou Live-Action-Role-Playing), où les participants se déguisent comme bon leur semblent pour construire des mondes fantastiques, mais imaginaires à la saveur du Seigneur des anneaux.
L’historien pense trop souvent que le reconstituteur manque de rigueur scientifique et s’adonne à un libre usage de son imagination. Pourtant, la vérité est tout autre : En reconstitution historique, les adeptes se font une vraie obsession d’être le plus fidèle possible au passé.
En fait, Vanessa Agnew rappelle :
Yet reenactment also speaks directly to the academy. Television and film producers, museum curators, history buffs, and university students are only too ready to remind academics that their authority is compromised: historians must justify their interpretations, and history writing and teaching must meet the needs of the marketplace. With its vivid spectacles and straightforward narratives, reenactment apparently fulfills the failed promise of academic history—knowledge entertainingly and authoritatively presented. […] this charge might be too readily dismissed by academics.[i]
C’est pourquoi je vous soumets que si l’image qu’on évoque d’un l’historien ressemble le plus souvent à un barbu à lunette derrière son podium, le vrai historien ne doit pas avoir peur de ressembler au besoin à un pirate, un soldat, ou tout autre personnage évoqué par la situation ou l’événement.

Le barbu à lunette en question...

Au Québec, la reconstitution historique existe, mais ne fait pas l’objet d’un engouement semblable comme celui chez nos voisins du sud. Effectivement, aux États-Unis, la reconstitution historique est pratiquement omniprésente sur tous les sites historiques. N’empêche qu’on ne peut pas dire que la qualité n’est pas au rendez-vous chez nous : il s’agit que de penser à la Société In Memoriam ou bien à la garnison de Québec. En plus, comme toute société de reconstitution, il s’agit de groupes de bénévoles à la passion historienne.

Photos : Joseph Gagné

Si le Québec souffre d’un problème de lacune de reconstituteurs, c’est probablement à cause du manque de familiarité auprès du public. Songeons, par exemple, à la Commission des champs de bataille nationaux et sa commémoration malhabile de la bataille des Plaines d’Abraham en 2009. Par un vrai manque de tact, les organisateurs n’ont pas expliqué au public ce qu’est le phénomène de la reconstitution historique. Il n’est pas étonnant donc que la population locale ait mal perçu l’intention derrière l’activité. L’événement, qui devait faire appel à un nombre sans précédent de reconstituteurs québécois et américains, a fini par être interprété (majoritairement par les souverainistes) comme une gifle contre l’honneur du Québec. Le tout, on se rappelle, s’est soldé par une annulation de la reconstitution et de la création, au lieu, du Moulin à parole.

Photo : Cathrine Davis

J’aimerais en venir donc à un exemple américain, celui du fort Saint-Joseph, pour illustrer comment une meilleure intégration de la reconstitution peut affecter la connaissance historique du public, la protection du patrimoine, et la mise en valeur de notre profession.
Commençons avec un peu d’histoire. Avant de devenir un lieu fortifié, le fort Saint-Joseph est d’abord fondé peu après 1680 comme une mission entretenue par les Jésuites. Situé sur la rivière Saint-Joseph, le poste est bien placé pour intercepter les mouvements des Amérindiens entre le lac Michigan et le portage de Kankakee qui mènent à la rivière des Illinois et par extension, au fleuve Mississippi.
Malgré sa vocation religieuse, le poste va rapidement attirer les marchands et les voyageurs. À son apogée, le fort abrite une quinzaine de maisons, tout en étant avoisiné d’un village Potawatomis et Miamis. En 1758, Bougainville écrit que le poste produit 400 ballots de fourrures par année. C’est une somme assez considérable lorsqu’on le compare à la production de 600 à 700 ballots du fort Michilimackinac, le principal entrepôt de fourrure du nord du Pays d’en Haut. Malgré la Conquête en 1760, le fort va continuer d’exister pour quelques décennies encore, non sans passer tour à tour entre mains britanniques, espagnoles, et américaines (ce qui donne à Niles, son emplacement actuel, le sobriquet de « City of Four Flags », ou ville à quatre drapeaux). Après 1781, le fort est plus ou moins abandonné.
Néanmoins, il ne sera jamais oublié par la population locale. D’ailleurs, la ville de Niles commémore la présence du fort avec de nombreuses plaques historiques. Mais, malgré la mémoire locale du fort, il faut attendre en 1998 pour la redécouverte du site par l’équipe archéologique de Michael Nassaney de la Western Michigan University.

Photos : Cathrine Davis

Une fois l’emplacement du fort découvert, la Western Michigan University et la ville de Niles ont dû faire face à un choix difficile : est-ce que l’endroit exact du fort doit demeurer secret pour le protéger de pilleurs et de chasseurs d’artefacts? Ou bien est-ce que le public a droit de savoir où se trouve ce lieu patrimonial? Peu importe la réponse, le souci premier est de protéger le site.
Après une longue et mûre réflexion, la décision est prise de non seulement révéler l’emplacement du fort, mais aussi d’en faire la promotion active auprès de la communauté. Effectivement, en agissant de la sorte, on s’assure la valorisation du site en invitant le public de s’en enorgueillir et de développer un profond respect pour la nécessité de laisser aux archéologues le soin de fouiller et d’interpréter le site en toute quiétude.
Mais pour développer cette relation avec la communauté, l’université doit d’abord développer des bases solides.
Le tout commence en 2002 avec l’instauration d’un chantier-école où non seulement les étudiants universitaires peuvent participer, mais les bénévoles de la communauté aussi.
Pour stimuler l’intérêt public pour le site, l’université, en partenariat avec la ville de Niles et de l’association Protect the fort, va animer annuellement une fin de semaine baptisée la « Fort Saint-Joseph Open House ».

Photo : Cathrine Davis

Pendant l’événement, les archéologues du site déroulent le tapis rouge pour permettre au public de venir observer leur travail. Les gens peuvent donc observer les méthodes de fouilles pratiquées par les étudiants, tout en leur posant des questions.
Des échantillons d’artéfacts trouvés pendant l’année courante, ainsi que les plus belles trouvailles du passé sont mises de l’avant au profit de la curiosité des visiteurs. D’ailleurs, non seulement peuvent-ils observer le travail des archéologues, mais le Fort Saint-Joseph Archaeological Project invite chaque année des historiens tant Américains que Canadiens pour venir donner des communications dans divers musées et bibliothèques de la région. (Ceci dit, je me vante d’avoir été invité en 2013 pour parler de miliciens canadiens.)
Toutefois, ce qui donne une dimension supplémentaire à l’expérience des visiteurs, c’est de pouvoir interagir non seulement avec les archéologues et les historiens du site, mais également avec les personnages qui ont vécu à l’époque.
Pendant l’événement, le site est divisé entre le chantier archéologique d’un côté, et un campement de reconstituteurs de l’autre. Le concept est que le visiteur peut non seulement apprendre au sujet de la méthode archéologique, mais également « voyager » dans le temps en quelque sorte et avoir une vive impression des mœurs d’époque.
Le visiteur peut se promener et rencontrer d’innombrables personnages, en particulier des voyageurs. Pourquoi ne pas s’arrêter pour écouter de la musique d’époque? Le visiteur est même invité à s’embarquer dans un canot de maître où il peut apprendre davantage sur la production de chapeaux à base de feutre de castor.

Photos : Joseph Gagné

Bref, l’impression que se fait le visiteur en arrivant sur le site dépasse l’habituel chantier archéologique avec ses pelles, ses fosses, et ses artefacts souvent méconnaissables à l’œil de monsieur et madame tout le monde.
L’intégration de la reconstitution historique au « open house » du fort Saint-Joseph attire annuellement de plus en plus de participants bénévoles et de plus en plus de visiteurs, ces derniers se chiffrant dans les milliers.
Cela dit, il ne faut pas négliger d’ajouter que la reconstitution historique a un apport économique important pour la région : en effet, les gains sont énormes par rapport à un investissement presque négligeable. Rappelons-le : les reconstituteurs au fort Saint-Joseph sont tous des bénévoles provenant d’un peu partout dans le Midwest. Ils se rassemblent à cet endroit que pour l’amour de l’histoire.
Pour illustrer le gain, puisque je n’ai pas les chiffres exacts pour le fort Saint-Joseph, évoquons le cas du fort Niagara dans l’état de New York. Selon un courriel du directeur du site, Bob Emerson, il est estimé qu’en moyenne chaque visiteur va dépenser 80$ par jour. Avec les 120 000 visiteurs, cela représente 9.6 millions de dollars dépensés dans la région. À lui seul, leur événement commémorant la guerre de Sept Ans rapporte 600 000 dollars. Ainsi, même si le fort Saint-Joseph n’est pas aussi connu que le fort Niagara, l’événement du « open house » rapporte quand même à la ville de Niles des centaines de milliers de dollars en revenus touristiques. C’est pour cette même raison que la ville espère moderniser son musée dédié au fort, et un jour peut-être reconstruire le fort selon les données archéologiques afin de créer un site permanent qui attirera les touristes à longueur d'année.

Photos : Joseph Gagné

Avec le franc succès vécu par les reconstituteurs au fort Saint-Joseph, j’ai pris l’initiative en 2012 de contacter la direction des fêtes de la Nouvelle-France pour savoir s’ils seraient intéressés d’inviter quelques bénévoles du Midwest américain pour venir représenter le fort Saint-Joseph à Québec. En effet, chaque année, les Fêtes de la Nouvelle-France invitent une région de l’Amérique à se représenter à l’événement, le plus souvent l’Acadie ou la Louisiane. Cette fois-ci, c’était l’occasion parfaite de faire connaître aux gens l’histoire de la Nouvelle-France dans la région des Grands Lacs.
Animé par une poignée de reconstituteurs arrivés du Michigan, de l’Indiana et du Missouri, notre petit camp du fort Saint-Joseph fut un succès : placés devant la maison Chevalier à Place Royale, nous étions bien placés pour accueillir les festivaliers et les touristes. En même temps, j’aimerais noter que notre présence était importante dans le contexte des Fêtes de la Nouvelle-France.
On ne peut pas le cacher, ces dernières sont une fête populaire, l’histoire de la Nouvelle-France est à la merci des distorsions causées par la mémoire collective. Alors que certains participants démontrent un profond respect pour la quête d’authenticité dans leurs costumes, c’est loin d’être la norme : pirates et princesses envahissent annuellement les rues de Québec.
Notre petit campement à l’entrée de Place Royale nous permettait donc d’avoir le bénéfice de donner auprès du public une première impression plus authentique de la Nouvelle-France. Il faut également souligner que nous étions deux historiens et une archéologue parmi les bénévoles. C’est un point important à soulever, car ceci permettait de répondre aux questions pour lesquelles les reconstitutions n’avaient pas de réponses. Cela dit, je stresse que les reconstituteurs sont des gens très doués en histoire, passionnés, et avides d’informations. Mais ces connaissances portent le plus souvent sur la culture matérielle. N’empêche que ces gens sont également les meilleurs élèves qu’on puisse souhaiter! Et on peut dire la même chose du public : à l’aide de nos costumes, de cartes, et d’accessoires d’époque, on offrait au public une expérience interactive qui faisait souvent appel aux cinq sens.
En guise de conclusion sommaire, la reconstitution historique peut servir d’outil très utile pour briser la glace entre le monde académique et le public en général. On ne peut qu’en profiter, et ce, sur les deux fronts.
D’une par, notre implication auprès de reconstituteurs ne peut que nourrir leur quête d’authenticité et de sources utiles. C’est par un effort d’intégration auprès de la culture de la reconstitution que nous pourrons les aider à atteindre leurs lettres de noblesse longuement dues, particulièrement au Québec, et assurer leur légitimité historienne.
De notre côté, les retombés ne seront que positifs pour la profession, particulièrement dans un temps où les mesures d’austérité nous affectent gravement. Il faut se rappeler qu’avec l’appui du public, on peut éviter certains désastres comme des coupures dans nos départements universitaires. Par exemple, il ne s’agit de penser à la revue des Débrouillards, justement un outil de vulgarisation scientifique auprès d’un jeune public, sauvé par l’opinion publique. Nous devons savoir reconnaître et nous doter de tous les outils de diffusion possibles, qu’il s’agisse de la radio, de la télé, ou même de la reconstitution historique, pour non seulement propager nos connaissances au public, mais développer chez lui une appréciation et même une valorisation de notre profession.
Notons que le succès de la présence du fort Saint-Joseph aux Fêtes de la Nouvelle-France pendant deux années de suite démontre que la reconstitution historique sert non seulement à transcender les époques, mais également les cultures. En effet, des bénévoles qui sont venus, deux d’entre eux seulement parlaient le français. Si la langue était une barrière, c’est l’amour de l’histoire qui rassemblait.
Bref, la reconstitution historique est un mouvement à apprécier, et à bien promouvoir (en particulier pour éviter un autre fiasco comme celui des plaines d’Abraham). Et avec ces efforts, nous finirons par donner une plus grande conscience historique permanente à la mémoire populaire.

Les intéressés peuvent lire mon autre article sur le sujet ici.


[i] Vanessa Agnew, « Introduction: what is reenactment? », Criticism, Vol. 46, No. 3 (2005), pp. 329-330.

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