Pour ce billet, j’aimerais reprendre en
grande partie ma présentation donnée au colloque d’ARTÉFACT à l’Université
Laval le 12 février 2015. Je la publie ici suite à une discussion avec une
collègue portant sur la légitimité de la reconstitution historique aux Fêtes de
la Nouvelle-France.
Il faut se le dire d'abord : le grand public
ne se garroche pas aux colloques historiques. Ce n’est pas étonnant : nous
sommes, après tout, dans un milieu académique où l’on s’attend à ce que
l’auditoire d’un colloque ait acquis certaines bases essentielles pour suivre
le fil des communications. Le public général, lui, n’a pas une telle formation.
Néanmoins, il ne faut pas se leurrer en
croyant que c’est de sa faute : bien au contraire, c’est en quelque sorte
la nôtre!
C’est-à-dire, en tant qu’historiens, n’a-t-on
pas passé des années à développer des bases scientifiques, à comprendre le
jargon académique, et à s’intéresser à des questions complexes et difficiles
qui demandent à l’avance certaines connaissances? Pas étonnant donc que le
public ne soit pas au rendez-vous lorsqu’on organise des colloques et des
conférences scientifiques professionnels! Par extension, on ne s’étonne non
plus que les universitaires ont par conséquent une réputation de vivre dans une
tour d’ivoire!
Et pourtant, il faut se répéter que l’universitaire
à trois responsabilités à remplir : enseigner,
faire de la Recherche, et représenter son domaine et son département auprès de
la communauté.
Bon. Certainement, plusieurs historiens ont
su se faire connaître auprès du public. Je ne suis pas en train de dire que le
lien entre le monde universitaire et le public en général n’existe pas du tout!
Cependant, si j’écris ces mots, c’est pour plaidoyer que nous devons savoir
nous doter de tous les moyens possibles pour parler d’histoire auprès du
public! Et encore plus important, il faut s’assurer que le message fasse
impression! Le médium est le message, comme disait Marshall McLuhan. Chaque
moyen de communication a ses forces et ses faiblesses. La radio, par exemple,
peut faire bonne impression par sa nature intime, particulièrement dans l’auto
ou dans ses écouteurs. La télévision, le média de masse par excellence, peut
diffuser des documentaires extrêmement bien faits (exception ironique du History Channel).
Bref, le public a un accès facile à de
l’information historique par ces médias. Toutefois, le problème avec la plupart
de ces moyens de diffusions, c’est qu’ils sont principalement passifs. Le
public est à la merci de ce qui est présenté. Contrairement à nous,
professionnels dans un milieu universitaire, le public général a rarement
l’occasion d’interagir et de poser des questions.
C’est pourquoi j’évoque un moyen de
diffusion qui fait appel à l’interaction avec le public, et sans doute la
meilleure façon de briser la glace entre l’historien et le milieu
« vulgaire ». Il s’agit de la reconstitution historique, ou comme les
anglophones l’appellent, le « reenacting ».
L’activité s’agit en fait de recréer un moment du passé à l’aide de costumes et
d’accessoires d’époque. Les figurants, ainsi déguisés et pratiquant des métiers
et d’autres activités d’antan, offrent aux visiteurs la chance de s’immerger
dans le passé et d’interagir avec des « personnages » historiques. Ces
reconstitutions ont lieu principalement auprès de musées ou de sites historiques.
On pense par exemple aux villages d’antan en Acadie, à Saint-Marie-au-pays-des-Hurons
en Ontario, Williamsburg en Virginie, ou même à Québec, grâce à Parcs Canada.
Malheureusement, c’est une activité qui est
souvent snobée par les historiens. C’est comme si la reconstitution se faisait
comparer au LARPING (ou Live-Action-Role-Playing), où les
participants se déguisent comme bon leur semblent pour construire des mondes fantastiques,
mais imaginaires à la saveur du Seigneur des anneaux.
L’historien pense trop souvent que le
reconstituteur manque de rigueur scientifique et s’adonne à un libre usage de
son imagination. Pourtant, la vérité est tout autre : En reconstitution
historique, les adeptes se font une vraie obsession d’être le plus fidèle
possible au passé.
En fait, Vanessa Agnew rappelle :
Yet reenactment also speaks directly to the academy. Television and film producers, museum curators, history buffs, and university students are only too ready to remind academics that their authority is compromised: historians must justify their interpretations, and history writing and teaching must meet the needs of the marketplace. With its vivid spectacles and straightforward narratives, reenactment apparently fulfills the failed promise of academic history—knowledge entertainingly and authoritatively presented. […] this charge might be too readily dismissed by academics.[i]
C’est pourquoi je vous soumets que si l’image
qu’on évoque d’un l’historien ressemble le plus souvent à un barbu à lunette derrière
son podium, le vrai historien ne doit pas avoir peur de ressembler au besoin à
un pirate, un soldat, ou tout autre personnage évoqué par la situation ou l’événement.
Le barbu à lunette en question... |
Au Québec, la reconstitution historique existe,
mais ne fait pas l’objet d’un engouement semblable comme celui chez nos voisins
du sud. Effectivement, aux États-Unis, la reconstitution historique est
pratiquement omniprésente sur tous les sites historiques. N’empêche qu’on ne
peut pas dire que la qualité n’est pas au rendez-vous chez nous : il s’agit
que de penser à la Société In Memoriam
ou bien à la garnison de Québec. En plus, comme toute société de
reconstitution, il s’agit de groupes de bénévoles à la passion historienne.
Photos : Joseph Gagné |
Si le Québec souffre d’un problème de
lacune de reconstituteurs, c’est probablement à cause du manque de familiarité auprès
du public. Songeons, par exemple, à la Commission des champs de bataille
nationaux et sa commémoration malhabile de la bataille des Plaines d’Abraham en
2009. Par un vrai manque de tact, les organisateurs n’ont pas expliqué au
public ce qu’est le phénomène de la reconstitution historique. Il n’est pas
étonnant donc que la population locale ait mal perçu l’intention derrière
l’activité. L’événement, qui devait faire appel à un nombre sans précédent de reconstituteurs
québécois et américains, a fini par être interprété (majoritairement par les
souverainistes) comme une gifle contre l’honneur du Québec. Le tout, on se
rappelle, s’est soldé par une annulation de la reconstitution et de la création,
au lieu, du Moulin à parole.
Photo : Cathrine Davis |
J’aimerais en venir donc à un exemple
américain, celui du fort Saint-Joseph, pour illustrer comment une meilleure
intégration de la reconstitution peut affecter la connaissance historique du
public, la protection du patrimoine, et la mise en valeur de notre profession.
Commençons avec un peu d’histoire. Avant de
devenir un lieu fortifié, le fort Saint-Joseph est d’abord fondé peu après 1680
comme une mission entretenue par les Jésuites. Situé sur la rivière
Saint-Joseph, le poste est bien placé pour intercepter les mouvements des Amérindiens
entre le lac Michigan et le portage de Kankakee qui mènent à la rivière des
Illinois et par extension, au fleuve Mississippi.
Malgré sa vocation religieuse, le poste va
rapidement attirer les marchands et les voyageurs. À son apogée, le fort abrite
une quinzaine de maisons, tout en étant avoisiné d’un village Potawatomis et Miamis.
En 1758, Bougainville écrit que le poste produit 400 ballots de fourrures par
année. C’est une somme assez considérable lorsqu’on le compare à la production
de 600 à 700 ballots du fort Michilimackinac, le principal entrepôt de fourrure
du nord du Pays d’en Haut. Malgré la Conquête en 1760, le fort va continuer
d’exister pour quelques décennies encore, non sans passer tour à tour entre mains
britanniques, espagnoles, et américaines (ce qui donne à Niles, son emplacement
actuel, le sobriquet de « City of
Four Flags », ou ville à quatre drapeaux). Après 1781, le fort est plus
ou moins abandonné.
Néanmoins, il ne sera jamais oublié par la
population locale. D’ailleurs, la ville de Niles commémore la présence du fort
avec de nombreuses plaques historiques. Mais, malgré la mémoire locale du fort,
il faut attendre en 1998 pour la redécouverte du site par l’équipe
archéologique de Michael Nassaney de la Western Michigan University.
Photos : Cathrine Davis |
Une fois l’emplacement du fort découvert,
la Western Michigan University et la ville de Niles ont dû faire face à un
choix difficile : est-ce que l’endroit exact du fort doit demeurer secret
pour le protéger de pilleurs et de chasseurs d’artefacts? Ou bien est-ce que le
public a droit de savoir où se trouve ce lieu patrimonial? Peu importe la
réponse, le souci premier est de protéger le site.
Après une longue et mûre réflexion, la décision
est prise de non seulement révéler l’emplacement du fort, mais aussi d’en faire
la promotion active auprès de la communauté. Effectivement, en agissant de la
sorte, on s’assure la valorisation du site en invitant le public de s’en
enorgueillir et de développer un profond respect pour la nécessité de laisser
aux archéologues le soin de fouiller et d’interpréter le site en toute
quiétude.
Mais pour développer cette relation avec la
communauté, l’université doit d’abord développer des bases solides.
Le tout commence en 2002 avec
l’instauration d’un chantier-école où non seulement les étudiants
universitaires peuvent participer, mais les bénévoles de la communauté aussi.
Pour stimuler l’intérêt public pour le
site, l’université, en partenariat avec la ville de Niles et de l’association
Protect the fort, va animer annuellement une fin de semaine baptisée la « Fort Saint-Joseph Open House ».
Photo : Cathrine Davis |
Pendant l’événement, les archéologues du
site déroulent le tapis rouge pour permettre au public de venir observer leur
travail. Les gens peuvent donc observer les méthodes de fouilles pratiquées par
les étudiants, tout en leur posant des questions.
Des échantillons d’artéfacts trouvés
pendant l’année courante, ainsi que les plus belles trouvailles du passé sont mises
de l’avant au profit de la curiosité des visiteurs. D’ailleurs, non seulement
peuvent-ils observer le travail des archéologues, mais le Fort Saint-Joseph Archaeological Project invite chaque année des
historiens tant Américains que Canadiens pour venir donner des communications
dans divers musées et bibliothèques de la région. (Ceci dit, je me vante
d’avoir été invité en 2013 pour parler de miliciens canadiens.)
Toutefois, ce qui donne une dimension
supplémentaire à l’expérience des visiteurs, c’est de pouvoir interagir non
seulement avec les archéologues et les historiens du site, mais également avec
les personnages qui ont vécu à l’époque.
Pendant l’événement, le site est divisé
entre le chantier archéologique d’un côté, et un campement de reconstituteurs
de l’autre. Le concept est que le visiteur peut non seulement apprendre au
sujet de la méthode archéologique, mais également « voyager » dans le
temps en quelque sorte et avoir une vive impression des mœurs d’époque.
Le visiteur peut se promener et rencontrer
d’innombrables personnages, en particulier des voyageurs. Pourquoi ne pas
s’arrêter pour écouter de la musique d’époque? Le visiteur est même invité à
s’embarquer dans un canot de maître où il peut apprendre davantage sur la
production de chapeaux à base de feutre de castor.
Photos : Joseph Gagné |
Bref, l’impression que se fait le visiteur
en arrivant sur le site dépasse l’habituel chantier archéologique avec ses
pelles, ses fosses, et ses artefacts souvent méconnaissables à l’œil de
monsieur et madame tout le monde.
L’intégration de la reconstitution historique
au « open house » du fort
Saint-Joseph attire annuellement de plus en plus de participants bénévoles et
de plus en plus de visiteurs, ces derniers se chiffrant dans les milliers.
Cela dit, il ne faut pas négliger d’ajouter
que la reconstitution historique a un apport économique important pour la
région : en effet, les gains sont énormes par rapport à un investissement
presque négligeable. Rappelons-le : les reconstituteurs au fort
Saint-Joseph sont tous des bénévoles provenant d’un peu partout dans le Midwest.
Ils se rassemblent à cet endroit que pour l’amour de l’histoire.
Pour illustrer le gain, puisque je n’ai pas
les chiffres exacts pour le fort Saint-Joseph, évoquons le cas du fort Niagara
dans l’état de New York. Selon un courriel du directeur du site, Bob Emerson,
il est estimé qu’en moyenne chaque visiteur va dépenser 80$ par jour. Avec les
120 000 visiteurs, cela représente 9.6 millions de dollars dépensés dans
la région. À lui seul, leur événement commémorant la guerre de Sept Ans
rapporte 600 000 dollars. Ainsi, même si le fort Saint-Joseph n’est pas
aussi connu que le fort Niagara, l’événement du « open house » rapporte quand même à la ville de Niles des
centaines de milliers de dollars en revenus touristiques. C’est pour cette même
raison que la ville espère moderniser son musée dédié au fort, et un jour
peut-être reconstruire le fort selon les données archéologiques afin de créer
un site permanent qui attirera les touristes à longueur d'année.
Photos : Joseph Gagné |
Avec le franc succès vécu par les
reconstituteurs au fort Saint-Joseph, j’ai pris l’initiative en 2012 de
contacter la direction des fêtes de la Nouvelle-France pour savoir s’ils
seraient intéressés d’inviter quelques bénévoles du Midwest américain pour venir
représenter le fort Saint-Joseph à Québec. En effet, chaque année, les Fêtes de
la Nouvelle-France invitent une région de l’Amérique à se représenter à
l’événement, le plus souvent l’Acadie ou la Louisiane. Cette fois-ci, c’était
l’occasion parfaite de faire connaître aux gens l’histoire de la
Nouvelle-France dans la région des Grands Lacs.
Animé par une poignée de reconstituteurs
arrivés du Michigan, de l’Indiana et du Missouri, notre petit camp du fort
Saint-Joseph fut un succès : placés devant la maison Chevalier à Place
Royale, nous étions bien placés pour accueillir les festivaliers et les
touristes. En même temps, j’aimerais noter que notre présence était importante
dans le contexte des Fêtes de la Nouvelle-France.
On ne peut pas le cacher, ces dernières
sont une fête populaire, l’histoire de la Nouvelle-France est à la merci des
distorsions causées par la mémoire collective. Alors que certains participants
démontrent un profond respect pour la quête d’authenticité dans leurs costumes,
c’est loin d’être la norme : pirates et princesses envahissent
annuellement les rues de Québec.
Notre petit campement à l’entrée de Place
Royale nous permettait donc d’avoir le bénéfice de donner auprès du public une
première impression plus authentique de la Nouvelle-France. Il faut également
souligner que nous étions deux historiens et une archéologue parmi les
bénévoles. C’est un point important à soulever, car ceci permettait de répondre
aux questions pour lesquelles les reconstitutions n’avaient pas de réponses.
Cela dit, je stresse que les reconstituteurs sont des gens très doués en
histoire, passionnés, et avides d’informations. Mais ces connaissances portent
le plus souvent sur la culture matérielle. N’empêche que ces gens sont
également les meilleurs élèves qu’on puisse souhaiter! Et on peut dire la même chose
du public : à l’aide de nos costumes, de cartes, et d’accessoires
d’époque, on offrait au public une expérience interactive qui faisait souvent
appel aux cinq sens.
En guise de conclusion sommaire, la
reconstitution historique peut servir d’outil très utile pour briser la glace entre le monde académique et le
public en général. On ne peut qu’en profiter, et ce, sur les deux fronts.
D’une par, notre implication auprès de
reconstituteurs ne peut que nourrir leur quête d’authenticité et de sources
utiles. C’est par un effort d’intégration auprès de la culture de la
reconstitution que nous pourrons les aider à atteindre leurs lettres de
noblesse longuement dues, particulièrement au Québec, et assurer leur
légitimité historienne.
De notre côté, les retombés ne seront que
positifs pour la profession, particulièrement dans un temps où les mesures d’austérité
nous affectent gravement. Il faut se rappeler qu’avec l’appui du public, on
peut éviter certains désastres comme des coupures dans nos départements
universitaires. Par exemple, il ne s’agit de penser à la revue des
Débrouillards, justement un outil de vulgarisation scientifique auprès d’un
jeune public, sauvé par l’opinion publique. Nous devons savoir reconnaître et
nous doter de tous les outils de diffusion possibles, qu’il s’agisse de la
radio, de la télé, ou même de la reconstitution historique, pour non seulement
propager nos connaissances au public, mais développer chez lui une appréciation
et même une valorisation de notre profession.
Notons que le succès de la présence du fort
Saint-Joseph aux Fêtes de la Nouvelle-France pendant deux années de suite
démontre que la reconstitution historique sert non seulement à transcender les
époques, mais également les cultures. En effet, des bénévoles qui sont venus,
deux d’entre eux seulement parlaient le français. Si la langue était une
barrière, c’est l’amour de l’histoire qui rassemblait.
Bref, la reconstitution historique est un
mouvement à apprécier, et à bien promouvoir (en particulier pour éviter un
autre fiasco comme celui des plaines d’Abraham). Et avec ces efforts, nous
finirons par donner une plus grande conscience historique permanente à la
mémoire populaire.
Les intéressés peuvent lire mon autre article sur le sujet ici. |
[i] Vanessa Agnew,
« Introduction: what is reenactment? », Criticism, Vol. 46, No.
3 (2005), pp. 329-330.
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