04 February 2022

Réflexions sur le mois de l’histoire des Noirs 2022

Timbre canadien à l’effigie de Mathieu DaCosta,
interprète à l’époque de Champlain.

Encore une fois, nous nous retrouvons au début de février, signalant du coup le retour du mois de l’histoire des Noirs. Lorsqu’il en vient à la Nouvelle-France, l’expérience des Noirs est un aspect malheureusement trop peu connu dans la mémoire populaire. Quoique certains de nos premiers historiens intégraient l’histoire de l’esclavage dans leurs récits du Régime français au Canada, c’est Marcel Trudel qui brise véritablement la glace avec ses premières études entièrement consacrées à la question. En tout, il aura recensé 1375 esclaves noirs et autochtones sous le Régime français. Ce chiffre, déjà impressionnant, est constamment réajusté à la hausse par la nouvelle génération d’historiens se penchant sur le sujet.

La mémoire de Marie Marguerite Rose
pertpétuée à Louisbourg. Photo: J.Gagné 2021.

Plus de 60 ans après les études de Trudel, la question de l’esclavage à cette époque de l’histoire canadienne-française continue de déranger. Elle se heurte contre une mémoire populaire d’une Nouvelle-France idéalisée. C’est vrai que d’une part, on semble enfin accepter comme société que des propriétaires d’esclaves se trouvent parmi nos ancêtres. Mais de l’autre, toutefois, il se trouve encore de nombreux gens pressés à minimiser cette réalité. Il ne faut pas s’en surprendre : Trudel lui-même tenait par moment un discours euphémique, axé sur le « bon traitement » des esclaves par leurs maîtres. Certes, en comparant l’esclavage au Canada au régime esclavagiste sudiste brutal du xixe siècle, on risque de facilement commettre l’erreur de croire que la version laurentienne était moins insidieuse, voire même relativement bénigne. Toutefois, dans ce cas-ci, il ne faut pas se contenter d’identifier « le moindre mal » entre les deux : le mal demeure le mal. Même le mieux traité parmi les esclaves demeure un esclave malgré tout. Sans oublier qu’il s’agit là d’un arbre qui cache la forêt : un esclave « bien » traité ne pardonne pas les nombreuses violences commises contre ses semblables. Creusez un peu, et vous ne tarderez pas à tomber sur des exemples d’abus aussi choquants que ceux commis à la veille de la guerre de Sécession aux États-Unis. Être un esclave, peu importe comment il est traité, c’est se faire déshumaniser, un point, c’est tout. Enfin, il faut se rappeler non seulement que le Saint-Laurent maintenait des liens étroits avec la Louisiane et les Antilles, mais aussi que le Canada aura fourni de nombreux gouverneurs et administrateurs canadiens justement en charge de ces colonies incontestablement esclavagistes. En somme, il est longtemps passé l’heure de cesser de nier cette tache sur notre histoire nationale.

Ceci dit, fixer que sur ce pan du passé, s’est risquer de confondre « Noir » comme étant nécessairement un synonyme pour « esclave ». On risquerait ainsi de laisser croire que l’histoire des Noirs sous le Régime français ne se résume qu’à cette douloureuse expérience, sans oublier que bon nombre d’esclaves étaient des Autochtones. Certainement, la discrimination et l’esclavage forment une part non négligeable de l’histoire des Noirs à cette époque, mais comme la noirceur de la nuit, ce côté sombre de notre histoire contient quelques étoiles qui scintillent tout de même… Je m’explique.

Un acteur incarnant Olivier Le Jeune,
un des premiers esclaves au Canada,
pendant les Fêtes de Nouvelle-France.
Photo : J. Gagné 2021.

Lorsque j’enseigne, je m’assure de rappeler à mes étudiant(e)s que l’histoire de la Nouvelle-France n’appartient pas qu’à de vieux hommes blancs en perruques poudrées. Nous examinons ensemble la complexité de la société coloniale française, soulignant que sa population n’était pas homogène. Pareillement, j’ai toujours eu le plaisir de compter dans mes cours des afro-descendants parmi mes étudiant(e)s. Je me sens obligé, donc, de m’assurer de leur rappeler que l’histoire de leurs ancêtres et de leurs semblables ne se limite pas qu’à une seule expérience pénible, aussi importante soit-elle. Je m’assure de leur parler d’homme et de femmes libres, de leur offrir la possibilité de se reconnaître autrement que par le prisme seul de l’esclavage. Ces exemples sont relativement rares, mais augmentent heureusement alors qu’on s’intéresse enfin au vécu de ces individus. Par exemple, je leur parle de
Marie Marguerite Rose qui, à l’âge de 19 ans, fut capturée en Afrique et apportée de force à l'île Royale où elle est vendue comme esclave à un membre de l'élite locale. Après 19 ans de « services », elle est affranchie et épouse un Mi'kmaq. Après quoi, elle s’ouvre une auberge à Louisbourg, grâce à laquelle elle s’intègre parmi les commerçants de la colonie. Autre exemple, nous savons qu’il existait au moins une trentaine de soldats noirs dans l’armée de Montcalm. Enfin, pour terminer, notons que le fondateur de Chicago, Jean-Baptiste Pointe du Sable, était un Noir libre. Ces histoires ne sont que quelques-unes parmi d’autres. Pour reprendre un de mes propos, malgré l’état des archives, il est à souhaiter que nous en dégagerons beaucoup d’autres!

Il y avait au moins une trentaine de soldats noirs
enrôlés à la fin du Régime français.
Photo: J. Gagné 2007

Avant qu’on m’accuse d’avoir une vision trop rosée de l’histoire, je peux certainement rappeler que ces exemples sont des perles rares, mais qu’il ne faut pas exagérer leur présence non plus. En Louisiane, par exemple, on y retrouve seulement environ 200 Noirs affranchis parmi des milliers d’autres demeurant esclaves. Leur « liberté » est elle-même relative : non seulement ces individus libres étaient toujours sujets à de la discrimination, certains ont souffert la réimposition du statut d’esclave.

N’empêche, pour souligner mon point précédent, il est tout de même important de dégager et de révéler la complexité du vécu des Noirs en Nouvelle-France pour éviter de la réduire à une caricature, tout en démontrant que par leur contribution — forcée ou volontaire —, les afro-descendants peuvent revendiquer l’histoire de la Nouvelle-France comme la leur, tout autant que n’importe qui d’autre ayant des ancêtres y ayant vécu.

Buste de Jean-Baptiste
Pointe du Sable,
fondateur de Chicago.
Photo: J.Gagné 2013.

J’ai déjà enseigné une séance sur l’histoire de l’Amérique française à un groupe d’étudiant(e)s de la Virginie de l’Ouest; quel ne fut pas mon plaisir d’entendre les étudiant(e)s afro-américains venir me remercier après le cours! Ceux-ci s’attendaient à entendre parler justement de vieux bonshommes poudrés, s’étonnant de découvrir au lieu non seulement un pan de leur histoire qu’ils ignoraient, mais de découvrir en plus qu’il y avait sans doute plus de Noirs que de Cadiens (Cajuns) qui, au cours de l’histoire des États-Unis, parlaient le français! Voilà donc un exemple parmi d’autres de l’impact concret que d’intégrer cette histoire, de l’assumer, et de l’enseigner. Je veux que tous mes étudiant(e)s puissent revendiquer l’histoire de la Nouvelle-France. Voilà l’importance, selon moi, de pousser l’étude de l’histoire des Noirs dans notre histoire collective : alors que nous cherchons en ce moment à nous réconcilier entre diverses cultures et à marcher ensemble vers l’avenir, il faut savoir donner la place, toute la place qui leur revient dans nos livres d’histoire. Aussi naïve soit-elle, j’aime l’idée d’encourager mes étudiant(e)s afro-descendants à participer aux Fêtes de la Nouvelle-France et de se les approprier. J’espère encore plus que certains de ces étudiant(e)s se laisseront inspirer à devenir de futurs historiens de la Nouvelle-France à leur tour.

Cette réappropriation commence aussi en se rappelant que quoique février soit important pour se rappeler de l’histoire des Noirs, ce n’est pas une excuse pour ne pas penser à ce pan historique le reste de l’année. Alors, pour en savoir plus, je vous laisse avec ces quelques suggestions de lecture :

  • Bessière, Arnaud. La contribution des Noirs au Québec: quatre siècles d’une histoire partagée. Québec, Publications du Québec, 2012. 173 p.
  • Gay, Daniel. Les Noirs Du Québec, 1629-1900. Québec, Septentrion, 2004. 514 p.
  • Havard, Gilles, et Cécile Vidal. Histoire de l’Amérique française. Paris, Flammarion, 2008. 863 p.
  • Lane-Jonah, Anne Marie. « Everywoman’s Biography: The Stories of Marie Marguerite Rose and Jeanne Dugas at Louisbourg », Acadiensis, Vol. 45, No. 1 (mai 5, 2016).
  • Le Glaunec, Jean-Pierre. « Résister à l’esclavage dans l’Atlantique français : aperçu historiographique, hypothèses et pistes de recherche », Revue d’histoire de l’Amérique française, Vol. 71, No. 1‑2 (2017), p. 13.
  • Mackey, Frank. L’Esclavage et les noirs à Montréal : 1760-1840, traduit par Hélène Paré. Montréal, Hurtubise, 2013. 672 p.
  • Rushforth, Brett. Bonds of Alliance: Indigenous and Atlantic Slaveries in New France. UNC Press Books, 2012. 406 p.
  • Trudel, Marcel. Deux siècles d’esclavage au Québec. Hurtubise HMH, 2004. 408 p.
  • Vidal, Cecile. « Africains et Européens au pays des Illinois durant la période française (1699–1765) », French Colonial History, Vol. 3, No. 1 (2003), p. 51‑68.
  • White, Sophie. Voices of the Enslaved: Love, Labor, and Longing in French Louisiana. Chapel Hill, Omohundro Institute of Early American History and Culture and University of North Carolina Press, 2019. 352 p.

Vous pouvez également consulter cette bibliographie tirée du site web de Webster : https://www.qchistoryxtours.ca/pour-en-savoir-plus.html

2 comments:

  1. "Creusez un peu, et vous ne tarderez pas à tomber sur des exemples d’abus aussi choquants que ceux commis à la veille de la guerre de Sécession aux États-Unis." Quelles sont les orientations bibliographiques à ce sujet?

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    1. Un début (je dois moi-même finir de tous les lire):
      Aubert, Guillaume. « “The Blood of France”: Race and Purity of Blood in the French Atlantic World », William and Mary Quarterly, Vol. 61, No. 3 (juillet 2004), p. 439‑478.
      Augeron, Mickaël et Olivier Caudron (dir.). La Rochelle, l’Aunis et la Saintonge face à l’esclavage. Paris, Les Indes savantes, 2010. 346 p.
      Beaugrand-Champagne, Denyse. Le procès de Marie-Josèphe-Angélique. Outremont, Québec, Libre Expression, 2004. 295 p.
      Chatman, Samuel L. « “There are no Slaves in France”: A Re-Examination of Slave Laws in Eighteenth Century France », The Journal of Negro History, Vol. 85, No. 3 (2000), p. 144‑153.
      Donovan, Ken. « Female Slaves as Sexual Victims in Île Royale », Acadiensis, Vol. 43, No. 1 (Winter/Spring 2014), p. 147‑156.
      Donovan, Kenneth. « Slaves and Their Owners in Ile Royale, 1713-1760 », Acadiensis, Vol. 25, No. 1 (Autumn 1995), p. 3‑32.
      Kolish, Evelyn. « L’incendie de Montréal en 1734 et le procès de Marie-Josèphe Angélique : trois oeuvres, deux interprétations. Beaugrand-Champagne, Denyse, Le Procès de Marie-Josèphe Angélique (Outremont, Libre Expression, 2004), 296 p. La torture et la vérité : Angélique et l’incendie de Montréal. Cooper, Afua, The Hanging of Angélique : The Untold Story of Canadian Slavery and the Burning of Old Montreal (Toronto, HarperCollins, 2006), 349 p. Traduction française : La pendaison d’Angélique : l’histoire de l’esclavage au Canada et l’incendie de Montréal (Montréal, Les Éditions de l’Homme, 2007), 309 p. », Revue d’histoire de l’Amérique française, Vol. 61, No. 1 (2007), p. 85.
      Le Glaunec, Jean-Pierre. « Résister à l’esclavage dans l’Atlantique français : aperçu historiographique, hypothèses et pistes de recherche », Revue d’histoire de l’Amérique française, Vol. 71, No. 1‑2 (2017), p. 13.
      Lee, Maureen Elgersman. « Slavery in Early Canada: Making Black Women Subject », dans Mona Gleason et Adele Perry (dir.), Rethinking Canada. The Promise of Women’s History, Fifth. Toronto, Oxford University Press, 2006. p.45‑60.
      Palmer, Jennifer L. Intimate Bonds Family and Slavery in the French Atlantic. University of Pennsylvania Press, Inc., 2016.
      Pétré-Grenouilleau, Olivier. Les traites nègrières : essai d’histoire globale. Paris, Gallimard, 2004. 468 p.
      Rushforth, Brett. Bonds of Alliance: Indigenous and Atlantic Slaveries in New France. UNC Press Books, 2012. 406 p.
      Vidal, Cecile. « Africains et Européens au pays des Illinois durant la période française (1699–1765) », French Colonial History, Vol. 3, No. 1 (2003), p. 51‑68.

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