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Timbre canadien à l’effigie de Mathieu DaCosta, interprète à l’époque de Champlain. |
Encore une fois, nous nous retrouvons au début de février, signalant du
coup le retour du mois de l’histoire des Noirs. Lorsqu’il en vient à la
Nouvelle-France, l’expérience des Noirs est un aspect malheureusement trop peu
connu dans la mémoire populaire. Quoique certains de nos premiers historiens
intégraient l’histoire de l’esclavage dans leurs récits du Régime français au
Canada, c’est Marcel Trudel qui brise véritablement la glace avec ses premières
études entièrement consacrées à la question. En tout, il aura recensé 1375
esclaves noirs et autochtones sous le Régime français. Ce chiffre, déjà
impressionnant, est constamment réajusté à la hausse par la nouvelle génération
d’historiens se penchant sur le sujet.
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La mémoire de Marie Marguerite Rose pertpétuée à Louisbourg. Photo: J.Gagné 2021. |
Plus de 60
ans après les études de Trudel, la question de l’esclavage à cette époque de
l’histoire canadienne-française continue de déranger. Elle se heurte contre une
mémoire populaire d’une Nouvelle-France idéalisée. C’est vrai que d’une part,
on semble enfin accepter comme société que des propriétaires d’esclaves se
trouvent parmi nos ancêtres. Mais de l’autre, toutefois, il se trouve encore de
nombreux gens pressés à minimiser cette réalité. Il ne faut pas s’en
surprendre : Trudel lui-même tenait par moment un discours euphémique, axé
sur le « bon traitement » des esclaves par leurs maîtres. Certes, en
comparant l’esclavage au Canada au régime esclavagiste sudiste brutal du xixe siècle, on risque de
facilement commettre l’erreur de croire que la version laurentienne était moins
insidieuse, voire même relativement bénigne. Toutefois, dans ce cas-ci, il ne
faut pas se contenter d’identifier « le moindre mal » entre les
deux : le mal demeure le mal. Même le mieux traité parmi les esclaves
demeure un esclave malgré tout. Sans oublier qu’il s’agit là d’un arbre qui
cache la forêt : un esclave « bien » traité ne pardonne pas les
nombreuses violences commises contre ses semblables. Creusez un peu, et vous ne
tarderez pas à tomber sur des exemples d’abus aussi choquants que ceux commis à
la veille de la guerre de Sécession aux États-Unis. Être un esclave, peu
importe comment il est traité, c’est se faire déshumaniser, un point, c’est
tout. Enfin, il faut se rappeler non seulement que le Saint-Laurent maintenait
des liens étroits avec la Louisiane et les Antilles, mais aussi que le Canada aura
fourni de nombreux gouverneurs et administrateurs canadiens justement en charge
de ces colonies incontestablement esclavagistes. En somme, il est longtemps passé
l’heure de cesser de nier cette tache sur notre histoire nationale.
Ceci dit, fixer
que sur ce pan du passé, s’est risquer de confondre « Noir » comme
étant nécessairement un synonyme pour « esclave ». On risquerait ainsi
de laisser croire que l’histoire des Noirs sous le Régime français ne se résume
qu’à cette douloureuse expérience, sans oublier que bon nombre d’esclaves
étaient des Autochtones. Certainement, la discrimination et l’esclavage forment
une part non négligeable de l’histoire des Noirs à cette époque, mais comme la
noirceur de la nuit, ce côté sombre de notre histoire contient quelques étoiles
qui scintillent tout de même… Je m’explique.
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Un acteur incarnant Olivier Le Jeune, un des premiers esclaves au Canada, pendant les Fêtes de Nouvelle-France. Photo : J. Gagné 2021. |
Lorsque
j’enseigne, je m’assure de rappeler à mes étudiant(e)s que l’histoire de la
Nouvelle-France n’appartient pas qu’à de vieux hommes blancs en perruques poudrées.
Nous examinons ensemble la complexité de la société coloniale française,
soulignant que sa population n’était pas homogène. Pareillement, j’ai toujours eu
le plaisir de compter dans mes cours des afro-descendants parmi mes étudiant(e)s.
Je me sens obligé, donc, de m’assurer de leur rappeler que l’histoire de leurs
ancêtres et de leurs semblables ne se limite pas qu’à une seule expérience pénible,
aussi importante soit-elle. Je m’assure de leur parler d’homme et de femmes
libres, de leur offrir la possibilité de se reconnaître autrement que par le
prisme seul de l’esclavage. Ces exemples sont relativement rares, mais augmentent
heureusement alors qu’on s’intéresse enfin au vécu de ces individus. Par
exemple, je leur parle de Marie Marguerite Rose qui, à l’âge de 19 ans, fut
capturée en Afrique et apportée de force à l'île Royale où elle est vendue
comme esclave à un membre de l'élite locale. Après 19 ans de « services »,
elle est affranchie et épouse un Mi'kmaq. Après quoi, elle s’ouvre une auberge à Louisbourg, grâce à laquelle elle s’intègre parmi les commerçants de la
colonie. Autre exemple, nous savons qu’il
existait au moins une trentaine de soldats noirs dans l’armée de Montcalm.
Enfin, pour terminer, notons que le fondateur de Chicago, Jean-Baptiste Pointe du Sable, était un Noir libre. Ces histoires ne sont que quelques-unes parmi
d’autres. Pour reprendre un de mes propos, malgré l’état des archives, il est à
souhaiter que nous en dégagerons beaucoup d’autres!
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Il y avait au moins une trentaine de soldats noirs enrôlés à la fin du Régime français. Photo: J. Gagné 2007 |
Avant qu’on
m’accuse d’avoir une vision trop rosée de l’histoire, je peux certainement rappeler
que ces exemples sont des perles rares, mais qu’il ne faut pas exagérer leur
présence non plus. En Louisiane, par exemple, on y retrouve seulement environ 200
Noirs affranchis parmi des milliers d’autres demeurant esclaves. Leur
« liberté » est elle-même relative : non seulement ces individus
libres étaient toujours sujets à de la discrimination, certains ont souffert la réimposition du statut d’esclave.
N’empêche, pour
souligner mon point précédent, il est tout de même important de dégager et de
révéler la complexité du vécu des Noirs en Nouvelle-France pour éviter de la
réduire à une caricature, tout en démontrant que par leur contribution — forcée
ou volontaire —, les afro-descendants peuvent revendiquer l’histoire de la
Nouvelle-France comme la leur, tout autant que n’importe qui d’autre ayant des
ancêtres y ayant vécu.
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Buste de Jean-Baptiste Pointe du Sable, fondateur de Chicago. Photo: J.Gagné 2013. |
J’ai déjà
enseigné une séance sur l’histoire de l’Amérique française à un groupe
d’étudiant(e)s de la Virginie de l’Ouest; quel ne fut pas mon plaisir
d’entendre les étudiant(e)s afro-américains venir me remercier après le cours!
Ceux-ci s’attendaient à entendre parler justement de vieux bonshommes poudrés,
s’étonnant de découvrir au lieu non seulement un pan de leur histoire qu’ils
ignoraient, mais de découvrir en plus qu’il y avait sans doute plus de Noirs que
de Cadiens (Cajuns) qui, au cours de l’histoire des États-Unis, parlaient le
français! Voilà donc un exemple parmi d’autres de l’impact concret que d’intégrer
cette histoire, de l’assumer, et de l’enseigner. Je veux que tous mes étudiant(e)s puissent
revendiquer l’histoire de la Nouvelle-France. Voilà l’importance, selon moi, de
pousser l’étude de l’histoire des Noirs dans notre histoire collective :
alors que nous cherchons en ce moment à nous réconcilier entre diverses
cultures et à marcher ensemble vers l’avenir, il faut savoir donner la place,
toute la place qui leur revient dans nos livres d’histoire. Aussi naïve
soit-elle, j’aime l’idée d’encourager mes étudiant(e)s afro-descendants à
participer aux Fêtes de la Nouvelle-France et de se les approprier. J’espère
encore plus que certains de ces étudiant(e)s se laisseront inspirer à devenir
de futurs historiens de la Nouvelle-France à leur tour.
Cette réappropriation
commence aussi en se rappelant que quoique février soit important pour se
rappeler de l’histoire des Noirs, ce n’est pas une excuse pour ne pas penser à
ce pan historique le reste de l’année. Alors, pour en savoir plus, je vous
laisse avec ces quelques suggestions de lecture :
- Bessière, Arnaud.
La contribution des Noirs au Québec: quatre siècles d’une histoire partagée.
Québec, Publications du Québec, 2012. 173 p.
- Gay, Daniel. Les Noirs Du
Québec, 1629-1900. Québec, Septentrion, 2004. 514 p.
- Havard, Gilles,
et Cécile Vidal. Histoire de
l’Amérique française. Paris, Flammarion, 2008. 863 p.
- Lane-Jonah, Anne
Marie. « Everywoman’s Biography: The Stories of Marie Marguerite Rose and
Jeanne Dugas at Louisbourg », Acadiensis, Vol. 45, No. 1 (mai 5, 2016).
- Le Glaunec,
Jean-Pierre. « Résister à l’esclavage dans l’Atlantique français : aperçu
historiographique, hypothèses et pistes de recherche », Revue
d’histoire de l’Amérique française, Vol. 71, No. 1‑2 (2017), p. 13.
- Mackey, Frank. L’Esclavage
et les noirs à Montréal : 1760-1840, traduit par Hélène Paré. Montréal, Hurtubise, 2013. 672 p.
- Rushforth, Brett. Bonds
of Alliance: Indigenous and Atlantic Slaveries in New France. UNC Press
Books, 2012. 406 p.
- Trudel, Marcel.
Deux siècles d’esclavage au Québec. Hurtubise HMH, 2004. 408 p.
- Vidal, Cecile.
« Africains et Européens au pays des Illinois durant la période française
(1699–1765) », French Colonial History, Vol. 3, No. 1 (2003), p. 51‑68.
- White, Sophie.
Voices of the Enslaved: Love, Labor, and Longing in French Louisiana.
Chapel Hill, Omohundro Institute of Early American History and Culture and
University of North Carolina Press, 2019. 352 p.
Vous
pouvez également consulter cette bibliographie tirée du site web de Webster :
https://www.qchistoryxtours.ca/pour-en-savoir-plus.html