23 February 2020

Le projet Souches aux pois

Mise à jour:

Le projet Souches aux pois a commencé à poster ses capsules vidéos. Vous pouvez voir le premier ci-dessous, et vous abonner à leur chaîne YouTube ici. Bon visionnement!


Billet original du 23 février 2020:

J'aimerais saluer et promouvoir ce beau projet qui vise à intéresser les jeunes à la généalogie. Dès que j'aurai les informations sur comment écouter ses capsules une fois disponibles, je ferai une mise à jour de ce billet.

Si vous êtes de Québec, vous pouvez assister au lancement du projet cette semaine le 25 février à 20:30 à la brasserie La Korrigane au 380, rue Dorchester. Pour plus d'informations, vous pouvez consulter la page Facebook de l'événement: https://www.facebook.com/events/186145465786758/

21 February 2020

Petite découverte personnelle en lien avec Miramichi

Comme historien, on se doit d'être objectif en étudiant son sujet. Mais cela ne veut pas dire que de temps en temps on ne peut pas être ému. Ceci dit, j'aimerais vous partager un petit moment de vulnérabilité personnelle alors que fouillais les archives récemment.

Pendant mes recherches pour ma thèse de doctorat, je commençais à garder l’œil ouvert pour Miramichi, ayant identifié son importance dans le cadre du renseignement militaire. Voici un extrait de ma thèse:
En 1755, une lettre de Vaudreuil au ministre propose que les messagers empruntant la Saint-Jean doivent rejoindre Shédiac ou Cogagne[1]. Dans les faits, une vérification des reçus pour services de courrier contenus parmi les billets de l’Acadie[2] démontre que les messages passent plutôt par Miramichi, plus au nord. En effet, depuis la perte du fort Beauséjour en 1755[3], le courrier pour l’Acadie provenant tant par la terre que par le fleuve transite par cette rivière, plus précisément sur l’île Beaubears où, en 1757, Boishébert fonde son nouveau quartier général qui sert de refuge à environ 1 500 d’Acadiens[4].
En même temps que je rédigeais ces lignes, je me plaisais à imaginer ce à quoi pouvait ressembler ce quartier général et le petit village de réfugiés.  Compte tenu de l'histoire du Grand dérangement, j'admirais cette bande d'Acadiens en train de résister l'ennemi malgré tout, tout en travaillant ardemment à maintenir les liens de communication entre l'état-major à Québec et Versailles. Toutefois, j'en suis venu à découvrir à quel point je m'étais attaché à ces gens lorsque j'ai eu un léger pincement au cœur et presque la larme à l’œil en découvrant leur sort, imaginant leur consternation à la vue de la flotte britannique: 
Néanmoins, après avoir conquis Louisbourg, les Britanniques remontent le long de la côte et détruisent les établissements français. À son arrivée à Miramichi, James Murray ne peut que constater que l’endroit fut évacué avant son approche à la vue de leurs navires. L’importance de la rivière en matière de communication n’échappe pas à l’officier qui note « That there is a Communication from the head of the Miramichi River to Québeck by River & Lakes a few portages excepted[5] ».
Bien que le courrier ne cessera pas totalement de circuler par Miramichi, il devient pressant de trouver des voies alternatives où le faire passer.
L'histoire de ma relation avec Miramichi dans les archives s'était arrêté là, puisque je devais bien sûr passer à d'autres sujets abordés dans ma thèse. Néanmoins, je continuais à maintenir un certaine curiosité: mon imagination était encore obsédée par l'idée de savoir ce à quoi ressemblait ce poste. Malheureusement, comme dans la majorité des cas, l'imagination doit suffire, faute d'iconographie dans les sources. Du moins, c'est ce que je croyais jusqu'à cette semaine alors que je m'amusais à fureter BAnQ Numérique. Imaginez ma surprise en tombant sur une gravure... de Miramichi! Ainsi, après vous avoir expliqué ma relation avec cette image, j'ai le grand plaisir de vous partager cette gravure tirée de Hervey Smyth[6]:




[1] « En conservant la rivière Saint-Jean, je pourrai avoir en tout temps des nouvelles de Louisbourg, il ne s’agira que de traverser de l’isle Saint-Jean à Chedaïk, ou en suivant les terres, après avoir passé le passage de Fronsac, aller à Chedaïk ou à Cocagne. » Vaudreuil. À Montréal, le 18 octobre 1755, dans Casgrain (dir.), Extraits des archives des Ministères de la Marine et de la Guerre à Paris : Canada, correspondance générale, MM. Duquesne et Vaudreuil, gouverneurs-généraux (1755-1760), Québec, L.-J. Demers & Frères, 1890, p. 66.
[2] Ces billets font parti du fonds de la Série V7, Commissions extraordinaires du Conseil aux ANOM.
[3] Avant la prise du poste, le courrier transitait sur le Saint-Laurent pour rejoindre la baie Verte, pour ensuite suivre un portage de trois lieues jusqu’au fort Beauséjour. Lévis à Mirepoix. Au camp de Carillon, le 4 septembre 1757, dans Casgrain (dir.), Lettres du chevalier de Lévis concernant la guerre du Canada (1756-1760), Montréal, C. O. Beauchemin & Fils, 1889, p. 148.
[4] Aujourd’hui il s’y trouve le lieu historique national Boishébert. Johnston, 1758 la finale : promesses, splendeur et désolation de la dernière décennie de Louisbourg, Québec, Presses de l’Université Laval, 2011, p. 117-118; Phyllis E. LeBlanc, « Charles Deschamps de Boishébert et de Raffetot », dans Dictionnaire biographique du Canada, Volume IV de 1771 à 1800, Québec, Presses de l’Université Laval, 1980, p. 230-232 et Montcalm, Le journal du Marquis de Montcalm, Montréal, Éditions Michel Brûlé, 2007, p. 147.
[5] « Purport of Coll. Murray’s Report of his Proceedings at Miramichi » dans McLennan, Louisbourg: From its Foundation to its Fall 1713-1758, Londres, Macmillan and Co., Ltd., 1918, p. 421-422.
[6] « A view of Miramichi, a French settlement in the Gulf of St. Laurence, destroyed by Brigadier Murray detached by General Wolfe for that purpose, from the Bay of Gaspe = Vue de Miramichi, établissement françois dans le golfe de St. Laurent, détruit par le Brigadier Murray, détaché à cet effet de la baye de Gaspé, par le Général Wolfe / drawn on the spot by Capt. Hervey Smyth ; etch'd by Paul Sandby ; retouch'd by P. Benazech » Londre, publish'd according to Act of Parliament Nov. 5. 1760 by T. Jefferys, the corner of St. Martins Lane, [1760] En ligne: http://collections.banq.qc.ca/ark:/52327/2448572



17 February 2020

Un peu de propagande / A Bit of Propaganda


Un petit billet rapide pour partager ce livret de propagande que je viens de trouver: / A quick post to share this propaganda booklet I stumbled on:
The Cruel Massacre of the Protestants, in North America; Shewing how the French and Indians join together to scalp the English, and the manner of their Scalping, &c. &c. Londres, Printed and sold in Aldermary Church-Yard, c1760. 8 p.

Sur le fameux message intercepté au siège du fort William Henry


[Ce billet contient des extraits tirés et modifiés de ma thèse de doctorat présentement en préparation.]
Le siège le plus célèbre de la guerre de Sept Ans en Amérique est sans doute celui du fort William Henry. Si elle n’est pas la plus importante (en comparaison au siège de Québec, par exemple), sa notoriété s’est tout de même développée grâce au roman Le dernier des Mohicans de James Fenimore Cooper et ses nombreuses adaptations au grand écran. En examinant récemment les événements entourant ce siège dans le contexte du renseignement militaire, je suis tombé sur un détail qui m’a surpris.

Rappelons d’abord les faits : nous sommes au mois d’août 1757 et le général Montcalm mène l’offensive contre le fort William Henry sur le lac George (que les Français avaient baptisé le lac Saint-Sacrement). Afin de s’informer sur l’état présent des Britanniques, les alentours du fort fourmillent de partis français et autochtones à la chasse aux prisonniers. Thomas Auguste le Roy de Grandmaison, un théoricien militaire du xviiie siècle, nous donne une idée sur comment peut ressembler ces opérations : « Ils forment leurs embuscades dans des chemins serrés, dans les bois, près d’un mauvais passage, sur les bords d’une rivière navigable, pour arrêter les bateaux chargés d’effets & de munition pour l’Armée ennemie, & même les barques publiques, où il y a souvent des Officiers & des équipages[1]. » En effet, les troupes de la colonie « se cachent en attendant que quelqu’un passe, ils n’attaquent souvent qu’un homme seul ou une femme qui travaille, quelque soldat ou autre personne[2] ». La principale cible de ces partis est la route reliant le fort William Henry (que les Français appellent George) au fort Edward (surnommé Lydius par les Français). Non seulement rapporte-t-on de nombreux prisonniers du « chemin de Lydius », mais on y fait une des plus belles interceptions d’information de la guerre. Le coup en question est dirigé par Kanectagon, un guide iroquois décrit comme étant un « fameux chasseur[3] ». Le 4 août 1757, celui-ci intercepte et tue le messager transportant une lettre entre le général Webb au fort Edward et le lieutenant-colonel Monro au fort William Henry. La lettre, découverte dans la doublure de la veste du messager, a un effet immédiat sur l’ardeur des efforts des Français, maintenant au courant que le commandant du fort assiégé ne peut pas espérer avoir un secours immédiat. « Cette lettre tombée aussi heureusement entre nos mains a déterminé le Mis de Montcalm à pousser encore plus la construction des batteries[4]. » La lecture de cette lettre auprès de Monro « engag[ea] les Anglais à se rendre plus tôt[5] ». L’événement est si remarquable que même la gazette le Mercure de France prend la peine de le noter[6].

Il existe plusieurs chroniqueurs de l’histoire, la plupart ne faisant que répéter les faits élémentaires sans avoir été des témoins directs. Il est intéressant toutefois de noter que le message avait été dissimulé dans la doublure de la veste du messager. (En passant, je note avec tristesse que je n’ai toujours pas pu retracer le nom du messager en question. Aucune source ne semble le nommer, et même Ian Steele dans son excellent livre sur le siège de William Henry ne semble pas l’avoir retracé). En général, un havresac ou un étui en cuir suffit amplement pour porter des lettres. Mais comment protège-t-on un message sensible? Les idées ne manquent pas pour les dissimuler. Par exemple, parmi les nombreux exemples de cornes dites à poudre du xviiie, il existe au moins un modèle dont la fonction était l’entreposage de messages plutôt que de charge. En effet, par sa nature étanche, une petite corne avec un bouchon peut aisément servir à protéger le message d’un courrier[7]. Mais dans le cas du fameux message de Webb à Monro, un témoignage en particulier vient apporter un détail supplémentaire.

Il s’agit de la chronique du jésuite Pierre-Joseph-Antoine Roubaud, missionnaire chez les Abénaquis d’Odanak. Accompagnant les guerriers sur le front de guerre, il nous lègue un des témoignages les plus vifs des événements. Mais ce qui a retenu mon attention est cet extrait en particulier (mes italiques) :
Nos éclaireurs rencontrèrent dans les bois trois courriers partis du fort Lydis [sic]; ils tuèrent le premier, prirent le second, et le troisième se sauva par sa légèreté à la course. On se saisit d’une lettre insérée dans une balle creusée, si bien cachée sur le corps du défunt, qu’elle auroit échappé aux recherches de tout autre qu’à celles d’un militaire qui se connaît à ces sortes de ruses de guerre. La lettre étoit signée du commandant du fort Lydis, et adressée à celui di fort George.[8]
Une balle creusée? Ce détail me semblait particulièrement étrange. Tous les témoins de l’affaire s’entendent que le message était caché dans la doublure du manteau. Mais Roubaud semble être le seul à mentionner cette « précaution » de plus. Je ne veux pas me démontrer trop sceptique, mais il est vrai que Roubaud, après la guerre, va quitter son ordre et se tailler une carrière à inventer des histoires et à forger des documents en tentant de cimenter sa place auprès des Britanniques comme informateur. Il démontre donc le don d'une imagination fertile au besoin et à l’exagération. Quel poids accorder à ce détail, alors?

Pell, Fort Ticonderoga, p. 111.
Eh bien! paraîtrait-il que l’usage de munitions pour transmettre des messages n’est pas une chose nouvelle au xviiie siècle. Pendant la Révolution américaine, une balle en argent a été utilisée pour transmettre un message entre Henry Clinton et le général Burgoyne. La capsule d’argent, ou « silver bullet » comme elle est connue dans l’historiographie de la Révolution américaine, se trouverait présentement dans les collections du fort Ticonderoga dans l’état de New York[9].

Une autre source qui appuie une pratique semblable est Mémoires d’artillerie de Saint-Rémy, la bible des artilleurs de l’époque. (Je remercie Cathrine Davis pour la référence.) On y lit : 
Ce que l’on appelle boulets messagers, sont des boulets creux dont l’on se servoit autrefois pour porter des nouvelles dans une Place de guerre, & l’on ne mettoit qu’une faible charge de poudre pour les faire tomber où l’on vouloit, & ces sortes de boulets estoient d’ordinairement couverts de plomb, & la plupart estoient de plomb sans mélange de fer.[10]

En somme, même après sept ans de recherches que je termine bientôt avec la complétion prochaine de ma thèse, les moyens pour assurer la transmission de renseignements au xviiie siècle n’ont pas fini de m’épater!




[1] Grandmaison, La petite guerre..., p. 307.
[2] Aleyrac, Aventures militaires…, p. 33.
[3] Bougainville, Écrits sur le Canada, p. 220.
[4] Bougainville, Écrits sur le Canada, p. 226.
[5] Bougainville, Écrits sur le Canada, p. 228-229.
[6] Le Mercure de France, novembre 1757, p. 192. Une interception semblable a lieu à Chouaguen l’année précédente. Montcalm, Le journal du Marquis de Montcalm, p. 92.
[7] du Mont, American Engraved Powder Horns..., p. 34.
[8] Le Gobien et al., Lettres édifiantes..., p. 205.
[9] Pell, Fort Ticonderoga, p. 111.
[10] Saint Remy, Mémoires d’artillerie, p 81

Sources:

  • Aleyrac, Jean-Baptiste d’ (Édité par l’abbé Charles Coste). Aventures militaires au xviiie siècle d’après les Mémoires de Jean-Baptiste d’Aleyrac. Paris, Editions Berger-Levrault, 1935. 134 p.
  • Bougainville, Louis-Antoine de. Écrits sur le Canada. Québec, Septentrion, 2003. 425 p.
  • du Mont, John S. American Engraved Powder Horns: The Golden Age. 1755/1783. Canaan, New Hampshire, Phoenix Publishing, 1978. 107 p.
  • Grandmaison, Thomas Auguste le Roy de. La petite guerre, ou traité du service des troupes légères en campagne. 1756. 417 p.
  • Le Mercure de France
  • Le Gobien, Charles et al. Lettres édifiantes et curieuses écrites par des missionnaires de la Compagnie de Jésus. Montréal, Boréal, 2006. 251 p. Coll. « Boréal compact ».
  • Montcalm, Louis-Joseph de (Édité par Robert Léger). Le journal du Marquis de Montcalm. Montréal, Éditions Michel Brûlé, 2007. 512 p.
  • Pell, H.P. Fort Ticonderoga. A Short History. Ticonderoga, New York, Fort Ticonderoga Museum, 1975. 118 p.
  • Saint Remy, Surirey de. Mémoires d’artillerie. Permière partie. Estat où se trouve aujourd’huy l’Artillerie de France. Paris, Jean Anisson, 1697. 548 p.
  • Steele, Ian K. Betrayals: Fort William Henry & the “Massacre”. New York, Oxford University Press, 1993. 250 p.
  • Vachon, Auguste. « Roubaud, Pierre-Joseph-Antoine », dans Dictionnaire biographique du Canada, vol. 4, Université Laval/University of Toronto, 2003– , consulté le 16 févr. 2020, http://www.biographi.ca/fr/bio/roubaud_pierre_joseph_antoine_4F.htmlhttp://www.biographi.ca/fr/bio/roubaud_pierre_joseph_antoine_4F.html.




03 February 2020

Trois guerriers autochtones de la guerre de Sept Ans

Musée de la Commission des champs de bataille nationaux Photo: Joseph Gagné, 2015
[Ce qui suit est une compilation d’extraits de ma thèse en préparation, combinés et adaptés pour ce billet de blogue]
Malgré une historiographie riche et variée portant sur la guerre de Sept Ans, il y a une grande lacune en matière d’études sur la participation des Autochtones. Ceci s’explique en partie par un manque d’intérêt jusqu’à récemment, mais aussi en grande partie par l’absence quasi totale de sources écrites de la main d’Autochtones. Tout historien qui veut se pencher sur leur histoire doit donc passer au peigne fin les journaux et la correspondance de l’armée française et britannique. Même là, il est frustrant de constater les généralisations et le manque de détails qui nous forcent à interpréter et inférer le rôle et le vécu des guerriers dits « sauvages ».

"A Micmac of Nova Scotia"
John Byron, 1764.
En effet, les attitudes des Français envers les Autochtones mettent déjà à risque l’intégrité des relations. Comme le rappelle Gilles Havard, l’alliance franco-amérindienne, une « puissance militaire redoutable » forgée depuis le siècle dernier, constitue « pourtant une coalition instable et fragile[1]. » Un problème récurrent est le manque de respect démontré de la part de plusieurs membres de l’état-major. La plupart des officiers sont très critiques envers les guerriers autochtones[2]. Comme Stéphane Genêt le note, toutefois : « Les préjugés [contre les Autochtones] semblent toutefois moins tenaces pour les troupes de la Marine, davantage habituées à leur présence[3]. » Certaines nations, cependant, s’attirent un peu plus de respect de l’état-major, étant à ses yeux plus « fiables », dont les Abénaquis, les Micmacs et les Potéouatamis, entre autres. N’empêche, les critiques surpassent les louanges. Effectivement, Bougainville consacre page après page à critiquer les alliés autochtones à tort ou à raison, souvent en se contredisant, qu’il s’agisse de se plaindre constamment de leurs actions ou inactions, de leur violence, de leur supposée indiscipline, de la longueur et de la complexité de leurs conseils[4]. Pour résumer sa pensée, on s’en tient à son euphémisme: « ils sont un mal nécessaire[5]. »

D’ailleurs, bien que les individus sont rarement nommés dans les journaux d’officiers, certains parviennent toutefois à se démarquer suffisamment par leur service exceptionnel pour mériter une mention. La rareté des noms d’Autochtones individuels mérite de s’y arrêter un instant afin de contraster avec l’opinion plus commune au sujet des autres guerriers.

"An Indian dress'd for war with a scalp"
George Townsend 
On peut nommer d’abord Kisensik, dont l’utilité comme guide et chef de guerre mérite l’éloge de Bougainville à plusieurs reprises. Allié de longue date aux Français, il est un chef népissingue dont le père est déjà allé en France à la cour du roi. Bougainville explique ainsi l’ardeur de Kisensik : « Son père avait été présenté à Louis XIV qui lui donna de sa main un hausse-col avec une inscription dessus qui marque qu’il est le don du Roi. Kisensik n’a pas voulu accepter encore ce hausse-col[6], il veut le mériter par de nouveaux exploits[7]. » En effet, le guerrier est très actif. Sa première trace dans les écrits de l’officier date du 9 août 1756, où il est à la tête d’une avant-garde. Les 9 et 27 juillet 1757, il est présent aux conseils de guerre des Premières Nations en préparation au siège du fort William Henry. En 1758, il est occupé à capturer des prisonniers autour du fort Carillon[8]. D’ailleurs, pour prévenir les désertions au fort Carillon, le chef Kisensik menace les déserteurs potentiels : « Que nul ne déserte, ou je l’irai avec mes sauvages chercher jusqu’au fond de l’Angleterre[9]. »Toujours généraliste, Bougainville résume à son sujet : « Au reste, qu’on ne s’y méprenne pas, ce Sauvage pensant et agissant ainsi est presque l’unique de son espèce : rara avis in terris [un oiseau rare sur terre][10]. » Venant de Bougainville, cette évaluation de Kisensik est d’autant plus impressionnante.

Un des guerriers les plus renommés se nomme Kanectagon. Décrit comme étant un « fameux chasseur[11] », il est un guide iroquois. C’est d’ailleurs lui qui, le 3 août 1757, intercepte le message entre le général Webb au fort Edward et le lieutenant-colonel Monro, au fort William Henry. L’événement est si remarquable que le Mercure de France prend la peine de le noter[12], et l’anecdote devient célèbre grâce au roman Le dernier des Mohicans de James Fenimore Cooper. Deux hommes accompagnaient le messager. Lors de l’embuscade menée par Kanectagon et ses hommes, un des deux Britanniques s’échappa, l’autre fut tué et le messager fut capturé[13]. Le message fut découvert dans la doublure de sa veste.

Enfin, mentionnons un guerrier impliqué dans un grave accident qui a eu des conséquences importantes pour l’armée. Il s’agit d’Aoussik (Aouschik, Hotchig, Ochik ou Hochig), un chef népissingue qui méprend l’ingénieur Descombles pour un Anglais, le tuant accidentellement. Bougainville raconte l’histoire :
Le Sr Descombes, envoyé à 3 h. du matin pour déterminer cet investissement et le front d’attaque [sur Chouaguen], fut tué en revenant de sa découverte par un de nos Sauvages qui l’avait escorté et qui, dans l’obscurité, le prit pour un Anglais, malheur que la circonstance d’un siège à faire en Amérique, avec un seul ingénieur qui nous restât, rendait de la plus grande conséquence pour nous.[14]
Montcalm dut rassurer le guerrier et ses frères d’armes :
les sauvages en furent véritablement touchés, et le marquis de Montcalm fut obligé de les assembler sur-le-champ pour leur parler et les rassurer, sur la persuasion où l’on était que c’était un malheur involontaire qui ne retarderait point le succès du siège.[15]
Malgré toutes les réassurances, Aoussik demeure inconsolable. Il passera le restant de la guerre à démontrer un zèle particulier pour « venger » la mort de l’officier. Pouchot rapporte que pour « obtenir son pardon », il tua « Plus de 33 Anglais […] dans le courant d’une année[16] ». En effet, le chef développe une telle réputation de férocité que d’autres alliés autochtones insistent qu’il les accompagne dans leurs expéditions[17]. La confusion qui a mené au malheureux accident provient sans doute du fait que l’uniforme des ingénieurs comporte du rouge. Il est également à noter que l’incident est doublement accidentel, puisqu’une ordonnance de 1744 stipule que « Les Ingénieurs seront tenus, toutes les fois qu’ils feront des logemens & des débouchés pour les sappes, & qu’ils traceront les tranchées sous le feu de l’ennemi, de s’armer de leur pot en tête & de leur cuirasse […][18] ». Décidément, Descombles choisit de ne pas porter sa cuirasse en reconnaissance, ce qui aurait pu lui sauver la vie[19].

Bref, en écrivant l’histoire de la Nouvelle-France, il faut se rappeler que cette histoire est également partagée par les Autochtones. Il ne faut pas se contenter que de généraliser leur expérience, mais bien de prendre la peine lorsque possible de dépoussiérer les noms d’individus et de reconstituer leur vécu afin de dresser un portrait plus réaliste et complet de leur agentivité.



[1] Gilles Havard, Empire et métissages : Indiens et Français dans le Pays d’en Haut, 1660-1715. Québec et Paris, Septentrion et Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2017 (2003), p. 320.
[2] Ils sont rares à écrire avec un certain esprit de relativisme culturel comme Pouchot, un des rares à se donner la peine d’expliquer l’art martial des alliées autochtones au lieu de simplement le décrire. Voir à ce sujet : Pierre Pouchot, Mémoires sur la dernière guerre de l’Amérique septentrionale, Québec, Septentrion, 2003, p. 296-304.
[3] Stéphane Genêt, « Le renseignement militaire sur les théâtres coloniaux : les enseignements de la guerre de la Conquête », dans Bertrand Fonck et Laurent Veyssière (dir.), La fin de la Nouvelle-France, Paris, Armand Colin et Ministère de la Défense, 2013, p. 213.
[4] Sur les mauvaises impressions de Bougainville au sujet des alliés autochtones, voir entre autres : Louis-Antoine de Bougainville, Écrits sur le Canada, Québec, Septentrion, 2003, p. 21, p. 45, p. 134, p. 142. Après William Henry, Bougainville sera encore plus scandalisé : « Quel fléau! L’humanité gémit d’être obligé de se servir de pareils monstres mais sans eux la partie serait pour nous trop inégale. » Ibid., p. 247.
[5] Ibid., p. 150 et p. 231.
[6] « Les distinctions que le gouverneur général accorde aux Sauvages qui se distinguent à la guerre ou qui ont de la considération [sic] dans leur cabane, sont le hausse-col, qu’ils se font grand honneur de porter, et la grande distinction ce sont des médailles où il y a l’effigie du Roi. » Ibid., p. 79.
[7] Ibid., p. 257.
[8] Ibid., p. 120, p. 195, p. 212, p. 224, p. 257, p. 260 et p. 261.
[9] Louis-Joseph de Montcalm (Édité par Robert Léger), Le journal du Marquis de Montcalm, Montréal, Éditions Michel Brûlé, 2007, p. 406.
[10] Bougainville, Écrits sur le Canada, p. 224.
[11] Ibid., p. 220.
[12] Le Mercure de France, novembre 1757, p. 192.
[13] Bougainville, Écrits sur le Canada, p. 226.
[14] Ibid., p. 126.
[15] Montcalm, Le journal du Marquis de Montcalm, p. 91.
[16] Pouchot, Mémoires..., p. 53.
[17] Montcalm, Le journal du Marquis de Montcalm, p. 166.
[18] Ordonnance du Roy Sur le service & le rang des Ingénieurs. Du 7. Février 1744, Paris, Imprimeur royale, 1744, p. 5. Je remercie Michel Thévenin pour cette référence.
[19] Pour des sources complémentaires sur la mort de Descombles, voir aussi: Lévis, Le journal du Chevalier de Lévis, p. 48; Bougainville, Écrits sur le Canada, p. 179; Paulmy à Montcalm. À Versailles, le 11 mars 1757, dans Casgrain (dir.), Lettres de la cour de Versailles…, p. 57-58 et Montcalm, Le journal du Marquis de Montcalm, p. 179.

Sources

  • Bougainville, Louis-Antoine de. Écrits sur le Canada. Québec, Septentrion, 2003. 425 p.
  • Casgrain, H. R. (dir.). Lettres de la cour de Versailles au baron de Dieskau, au marquis de Montcalm et au chevalier de Lévis. Québec, L.-J. Demers & Frères, 1890. 250 p. Coll. « Manuscrits du maréchal de Lévis ».
  • Genêt, Stéphane. « Le renseignement militaire sur les théâtres coloniaux : les enseignements de la guerre de la Conquête », dans Bertrand Fonck et Laurent Veyssière (dir.), La fin de la Nouvelle-France. Paris, Armand Colin et Ministère de la Défense, 2013. pp. 205-225. Coll. « Recherches ».
  • Havard, Gilles. Empire et métissages : Indiens et Français dans le Pays d’en Haut, 1660-1715. Québec et Paris, Septentrion et Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2017 (2003). 603 p.
  • Le Mercure de France, novembre 1757
  • Lévis, François-Gaston de (Édité par Robert Léger). Le journal du Chevalier de Lévis. Montréal, Éditions Michel Brûlé, 2008. 253 p.
  • Montcalm, Louis-Joseph de (Édité par Robert Léger). Le journal du Marquis de Montcalm. Montréal, Éditions Michel Brûlé, 2007. 512 p.
  • Ordonnance du Roy Sur le service & le rang des Ingénieurs. Du 7. Février 1744, Paris, Imprimeur royale, 1744.
  • Pouchot, Pierre. Mémoires sur la dernière guerre de l’Amérique septentrionale. Québec, Septentrion, 2003. 322 p.


Voir aussi:

  •  Kenneth E. Kidd, « Kisensik », dans Dictionnaire biographique du Canada, Volume III de 1741 à 1770, Québec, Presses de l’Université Laval, 1974, p. 353-354. (Lien).
  • Michel Thévenin, « Erreur (fatale) sur la personne: la mort de l'ingénieur De Combles » dans Tranchées & Tricornes, 17 novembre 2018 (Lien).
  • Michel Thévenin,« L'ingénieur et la cuirasse » dans Tranchées & Tricornes, 25 avril 2019 (Lien).