[Ce qui suit est une compilation d’extraits de ma
thèse en préparation, combinés et adaptés pour ce billet de blogue]
Malgré une historiographie riche et variée portant
sur la guerre de Sept Ans, il y a une grande lacune en matière d’études sur la participation
des Autochtones. Ceci s’explique en partie par un manque d’intérêt jusqu’à
récemment, mais aussi en grande partie par l’absence quasi totale de sources
écrites de la main d’Autochtones. Tout historien qui veut se pencher sur leur
histoire doit donc passer au peigne fin les journaux et la correspondance de l’armée
française et britannique. Même là, il est frustrant de constater les
généralisations et le manque de détails qui nous forcent à interpréter et
inférer le rôle et le vécu des guerriers dits « sauvages ».
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"A Micmac of Nova Scotia"
John Byron, 1764. |
En effet, les attitudes des Français envers les
Autochtones mettent déjà à risque l’intégrité des relations. Comme le
rappelle Gilles Havard, l’alliance franco-amérindienne, une « puissance
militaire redoutable » forgée depuis le siècle dernier, constitue
« pourtant une coalition instable et fragile
[1]. »
Un problème récurrent est le manque de respect démontré de la part de plusieurs
membres de l’état-major.
La plupart des officiers sont très critiques
envers les guerriers autochtones[2].
Comme Stéphane Genêt le note, toutefois : « Les préjugés
[contre les Autochtones] semblent toutefois moins tenaces pour les troupes de
la Marine, davantage habituées à leur présence
[3]. »
Certaines nations, cependant, s’attirent un peu plus de respect de l’état-major,
étant à ses yeux plus « fiables », dont les Abénaquis, les Micmacs et
les Potéouatamis, entre autres. N’empêche, les critiques surpassent les
louanges.
Effectivement,
Bougainville consacre page après page à critiquer les alliés autochtones à tort
ou à raison, souvent en se contredisant, qu’il s’agisse de se plaindre constamment
de leurs actions ou inactions, de leur violence, de leur supposée indiscipline,
de la longueur et de la complexité de leurs conseils
[4]. Pour
résumer sa pensée, on s’en tient à son euphémisme: « ils sont un mal
nécessaire
[5]. »
D’ailleurs, bien que les individus sont rarement nommés
dans les journaux d’officiers, certains parviennent toutefois à se démarquer suffisamment
par leur service exceptionnel pour mériter une mention. La rareté des noms
d’Autochtones individuels mérite de s’y arrêter un instant afin de contraster
avec l’opinion plus commune au sujet des autres guerriers.
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"An Indian dress'd for war with a scalp"
George Townsend |
On peut nommer d’abord Kisensik, dont l’utilité
comme guide et chef de guerre mérite l’éloge de Bougainville à plusieurs
reprises. Allié de longue date aux Français, il est un chef népissingue dont le
père est déjà allé en France à la cour du roi. Bougainville explique ainsi l’ardeur
de Kisensik : « Son père avait été présenté à Louis XIV qui lui donna de sa main
un hausse-col avec une inscription dessus qui marque qu’il est le don du Roi.
Kisensik n’a pas voulu accepter encore ce hausse-col[6], il veut le mériter par de
nouveaux exploits[7]. »
En effet, le guerrier est très actif. Sa première trace dans les
écrits de l’officier date du 9 août 1756, où il est à la tête d’une
avant-garde. Les 9 et 27 juillet 1757, il est présent aux conseils de guerre
des Premières Nations en préparation au siège du fort William Henry. En 1758,
il est occupé à capturer des prisonniers autour du fort Carillon[8].
D’ailleurs, pour prévenir les désertions au fort Carillon, le chef
Kisensik
menace les déserteurs potentiels : « Que nul ne déserte, ou je l’irai
avec mes sauvages chercher jusqu’au fond de l’Angleterre[9]. »Toujours généraliste,
Bougainville résume à son sujet : « Au reste, qu’on ne s’y méprenne
pas, ce Sauvage pensant et agissant ainsi est presque l’unique de son
espèce : rara avis in terris [un
oiseau rare sur terre][10]. »
Venant de Bougainville, cette évaluation de Kisensik est d’autant plus
impressionnante.
Un des guerriers
les plus renommés se nomme Kanectagon. Décrit comme étant un « fameux
chasseur[11] »,
il est un guide iroquois. C’est d’ailleurs lui qui, le 3 août 1757, intercepte
le message entre le général Webb au fort Edward et le lieutenant-colonel Monro,
au fort William Henry. L’événement est si remarquable que le Mercure de France prend la peine de le
noter[12],
et l’anecdote devient célèbre grâce au roman Le dernier des Mohicans de James Fenimore Cooper. Deux hommes
accompagnaient le messager. Lors de l’embuscade menée par Kanectagon et ses
hommes, un des deux Britanniques s’échappa, l’autre fut tué et le messager fut
capturé[13]. Le
message fut découvert dans la doublure de sa veste.
Enfin, mentionnons un guerrier impliqué dans un grave accident
qui a eu des conséquences importantes pour l’armée. Il s’agit d’Aoussik (Aouschik,
Hotchig, Ochik ou Hochig), un chef népissingue qui méprend l’ingénieur
Descombles pour un Anglais, le tuant accidentellement. Bougainville raconte l’histoire :
Le Sr Descombes, envoyé à 3 h. du matin pour
déterminer cet investissement et le front d’attaque [sur Chouaguen], fut tué en revenant de sa
découverte par un de nos Sauvages qui l’avait escorté et qui, dans l’obscurité,
le prit pour un Anglais, malheur que la circonstance d’un siège à faire en
Amérique, avec un seul ingénieur qui nous restât, rendait de la plus grande
conséquence pour nous.[14]
Montcalm dut
rassurer le guerrier et ses frères d’armes :
les sauvages en furent véritablement touchés, et le marquis de Montcalm
fut obligé de les assembler sur-le-champ pour leur parler et les rassurer, sur
la persuasion où l’on était que c’était un malheur involontaire qui ne
retarderait point le succès du siège.[15]
Malgré toutes les réassurances,
Aoussik demeure inconsolable. Il passera le restant de la guerre à démontrer un
zèle particulier pour « venger » la mort de l’officier. Pouchot
rapporte que pour « obtenir son pardon », il tua « Plus
de 33 Anglais […] dans le courant d’une année[16] ».
En effet, le chef développe une telle réputation de férocité que d’autres
alliés autochtones insistent qu’il les accompagne dans leurs expéditions[17].
La confusion qui a mené au malheureux accident provient sans doute du fait que
l’uniforme des ingénieurs comporte du rouge. Il est également à noter que l’incident
est doublement accidentel, puisqu’une ordonnance de 1744 stipule que « Les
Ingénieurs seront tenus, toutes les fois qu’ils feront des logemens & des
débouchés pour les sappes, & qu’ils traceront les tranchées sous le feu de
l’ennemi, de s’armer de leur pot en tête & de leur cuirasse […][18] ».
Décidément, Descombles choisit de ne pas porter sa cuirasse en reconnaissance,
ce qui aurait pu lui sauver la vie[19].
Bref,
en écrivant l’histoire de la Nouvelle-France, il faut se rappeler que cette
histoire est également partagée par les Autochtones. Il ne faut pas se
contenter que de généraliser leur expérience, mais bien de prendre la peine lorsque
possible de dépoussiérer les noms d’individus et de reconstituer leur vécu afin de dresser un portrait plus réaliste et complet de leur agentivité.
Sources
- Bougainville, Louis-Antoine de. Écrits sur le Canada. Québec, Septentrion, 2003. 425 p.
- Casgrain, H. R. (dir.). Lettres de la cour de Versailles au baron de Dieskau, au marquis de Montcalm et au chevalier de Lévis. Québec, L.-J. Demers & Frères, 1890. 250 p. Coll. « Manuscrits du maréchal de Lévis ».
- Genêt, Stéphane. « Le renseignement militaire sur les théâtres coloniaux : les enseignements de la guerre de la Conquête », dans Bertrand Fonck et Laurent Veyssière (dir.), La fin de la Nouvelle-France. Paris, Armand Colin et Ministère de la Défense, 2013. pp. 205-225. Coll. « Recherches ».
- Havard, Gilles. Empire et métissages : Indiens et Français dans le Pays d’en Haut, 1660-1715. Québec et Paris, Septentrion et Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2017 (2003). 603 p.
- Le Mercure de France, novembre 1757
- Lévis, François-Gaston de (Édité par Robert Léger). Le journal du Chevalier de Lévis. Montréal, Éditions Michel Brûlé, 2008. 253 p.
- Montcalm, Louis-Joseph de (Édité par Robert Léger). Le journal du Marquis de Montcalm. Montréal, Éditions Michel Brûlé, 2007. 512 p.
- Ordonnance du Roy Sur le service & le rang des Ingénieurs. Du 7. Février 1744, Paris, Imprimeur royale, 1744.
- Pouchot, Pierre. Mémoires sur la dernière guerre de l’Amérique septentrionale. Québec, Septentrion, 2003. 322 p.
Voir aussi:
- Kenneth E. Kidd, « Kisensik », dans Dictionnaire biographique du Canada, Volume III de 1741 à 1770, Québec, Presses de l’Université Laval, 1974, p. 353-354. (Lien).
- Michel Thévenin, « Erreur
(fatale) sur la personne: la mort de l'ingénieur De Combles » dans Tranchées & Tricornes, 17 novembre
2018 (Lien).
- Michel Thévenin,« L'ingénieur
et la cuirasse » dans Tranchées
& Tricornes, 25 avril 2019 (Lien).