03 September 2019

L’évolution de notre relation avec le territoire depuis le Régime français


(Note : le 25 février 2014, j’ai publié un billet semblable en anglais. Ici je pousse ma réflexion, bien que j’invite le lecteur à lire cette première mouture ici : http://curieusenouvellefrance.blogspot.com/2014/02/trains-history-and-writing.html)

L'historien doit savoir
s'improviser géographe.
Fort Niagara, 2018.
Photo: Rénald Lessard
L’automne arrive à grands pas et je me sens un peu comme une bête en cage. C’est la course folle pour finir l’écriture de ma thèse avant décembre si possible, le temps et le manque d’argent obligent. Ces deux facteurs m’empêchent également de voyager (outre l’exception d’Ottawa en octobre pour assister au congrès annuel de l’IHAF). Ça fait mal : j’ai développé l’habitude depuis le début de mes études supérieures de faire le tour des colloques scientifiques au Québec, en Ontario et aux États-Unis. Chaque déplacement est une occasion rêvée de voir du pays, surtout s’il s’agit d’un nouveau coin pour moi. Il est d’ailleurs important pour tout historien de savoir s’improviser géographe de terrain pour mieux comprendre la réalité des distances physiques, de la topographie et de leur effet sur la pensée des gens de la période étudiée. Si l’historien militaire John Keegan n’était pas un historien colonial, il reconnaissait néanmoins l’importance de se familiariser avec la géographie physique de l’Amérique :
John Keegan
Over the years the drama of the American landscape has ceased to be simply a spectacle. It has awoken in me a powerful and continuing curiosity in what it means for what I do. I am a military historian. Rivers, mountains, forest, swamp and plain, desert and plough, valley and plateau: these are the primary raw materials with which the military historian works. In constructing a narrative, in charting the movements of armies, the facts of geography stand first. What sense is there in setting out to describe the campaigns of Napoleon, which wander across the face of Europe from Portugal to Poland, from Naples to the Netherlands, unless one understands, and causes the reader to understand also, how the Alps and the Pyrenees, the Rhine and the Vistula, bore upon the campaign plans he made? […].

-John Keegan, Fields of Battle: The Wars for North America, New York, Alfred A. Knopf, 1996, p. 1.
Des réflexions semblables trottent dans ma tête lorsque je voyage. Par exemple, je songe souvent à cette question : comment mesure-t-on la distance au fil des années? Ou plutôt, comment la perçoit-on? En effet, l’impression de la distance varie grandement d’une personne à l’autre : de nos jours, un citadin de Québec trouve qu’un voyage de trois heures pour se rendre à Montréal est d’un ennui exacerbant. Pourtant, un Franco-Ontarien comme moi, originaire d’un village dans le Nouvel-Ontario, n’hésitera pas à faire le même trajet, de plus revenant le même jour! Après tout, les villages du nord de l’Ontario sont souvent séparés par de nombreuses heures de route avec rien de plus entre eux que des étendues de conifères. Les deux voyageurs perçoivent donc une distance mentale différente par rapport à la même étendue franchie.

La présence humaine a évolué depuis
le Régime français.
Il en va de même selon les époques : la distance mentale est subjective et sa perception évolue avec le temps. Aujourd’hui, la perception du temps et de la distance n’a plus rien à voir avec celle du xviiie siècle. L’avènement du train, de l’automobile, de l’avion et, ultimement, de l’astronef a fracassé toute notion préexistante de la relation entre l’homme et sa géographie. Dès 1969, les missions Apollo prennent en moyenne trois jours pour se rendre à la lune, mais se rendre en canot de Montréal à Michilimackinac prenait 40 jours! Nous n’avons plus la même relation avec la distance que nos ancêtres. Même le paquebot, aujourd’hui considéré lent, est plus rapide que les bateaux à voile d’antan. De plus, après deux siècles et demi de croissance démographique depuis la fin du Régime français, d’innombrables villes sont apparues sur la carte nord-américaine, toutes resautées les unes aux autres par d’innombrables routes, chemins de fer et aéroports. Même si la distance physique demeure la même, plus le déplacement est facile, plus la distance perçue, elle, change, s’éloignant ou se rapprochant selon les circonstances. Ceci affecte donc l’importance des liens entre divers lieux d’habitation au fil des années. Ainsi, grâce aux aéroports, les gens d’affaires d’une ville comme Toronto peuvent avoir plus d’affinités avec Londres qu’avec, disons, un village dans le nord de l’Ontario, pourtant plus proche. Pour reprendre l’exemple de Michilimackinac, bien que sous le Régime français ce poste était à plus d’un mois de voyage en canot de Montréal, l’absence de postes importants entre les deux les rendait voisins, relativement parlant, comme deux îles situées dans un océan de forêt. Aujourd’hui, Michilimackinac s’est effacé de la conscience des Montréalais, leur monde s’étant rapetissé pour inclure les nouvelles villes dans leur voisinage immédiat ou bien des destinations internationales comme Paris, facilement joignables par avion. Qui aujourd’hui se doute des liens intimes qui liaient la métropole québécoise de 1,75 million de citadins à ce village du Michigan, aujourd’hui habité par 795 âmes tout au plus, sur lequel dépendait pourtant l'économie montréalaise?

Le fort Détroit n'est plus
qu'un stationnement sous
le siège de General Motors.
Pour étudier la géographie de la Nouvelle-France, il faut donc nécessairement faire abstraction de notre géographie actuelle, de nos impressions qui y sont rattachées et avoir une bonne imagination pour reconstituer et repenser le passé. Après tout, 250 ans de développement humain ont irrévocablement changé le monde physique du Régime français. Par exemple, la plupart des forts français ont cédé au « progrès », comme l’emplacement du fort Détroit qui n’est plus qu’un stationnement pour le siège de General Motors. Certes, certains postes français comme Carillon ou Michilimackinac survivent aujourd’hui, largement reconstruits et devenus des curiosités touristiques. Beaucoup d’autres quant à eux ont été abandonnés et absorbés par la nature. Mais le plus grand changement lequel il faut tenir compte pour comprendre le développement de la Nouvelle-France est notre relation aux lacs et rivières. Aujourd’hui, l’hydrographie échappe à notre conscience populaire. Avec l’amélioration des réseaux terrestres, qu’il s’agisse de chemins de terre ou chemins de fer, nous avons oublié notre relation intime avec les lacs et rivières du continent, à quelques exceptions près. Par exemple, même si la vue du fleuve Saint-Laurent à partir de la terrasse Dufferin à Québec continue d’évoquer des émotions vives, qui parmi nous peut réellement affirmer l’avoir remonté ou descendu? Par voiture ou par autobus, par train ou par avion, le voyageur d’aujourd’hui n’aura jamais l’impulsion première de naviguer pour se déplacer dans la province, encore moins le pays. L’effacement du rôle de l’eau s’est généralisé en Amérique du Nord : sauf pour le plaisir ou le commerce, on ne navigue plus les rivières, nous les traversons. En empruntant le pont, la rivière ne devient plus qu’une curiosité dans la conscience du voyageur, rapidement oubliée. Certes, un fleuve imposant comme le Saint-Laurent ou le Mississippi réussit toujours à impressionner et s’attirer le respect par sa largeur, mais que dire d’une mince rivière comme la Saint-Joseph? Combien de milliers de conducteurs franchissent ses méandres au Michigan et en Indiana, la remarquant à peine, sans se douter qu’à l’époque, il s’agissait d’une des routes les plus importantes reliant le Canada à la Louisiane? Même la place mentale accordée à la toponymie a changé. Le Saint-Laurent, la Saint-Joseph, le Mississippi, Ontario, Érié, Huron, Michigan, Supérieur… autant de rivières, de lacs et de ruisseaux qui servaient de chemins à l’époque de la Nouvelle-France, maintenant remplacés dans notre lexique routier par des voies aux noms sans mérite lyrique comme la 20, la 40, la 401… Même phénomène pour les routes de terres, où Braddock’s Road devient la U.S.-40, la Sauk Trail devient la U.S.-12 et la Great Carrying Place devient la 90 entre Schenectady et Utica… Dans plusieurs instances, le pragmatisme cartographique a remplacé la mémoire populaire de ces voies.

Mais à y penser, étudier le rapport entre les Habitants du Régime français et la géographie nous en enseigne autant sur la nôtre… Il y a vraiment de quoi dire sur notre relation avec le territoire et les moyens choisis pour voyager. Nos déplacements reflètent une société de plus en plus mondialisée, obsédée avec l’empressement et l’efficacité. Nous vivons peut-être dans un village global, mais l’efficacité du voyage a réduit notre intimité avec le pays. J’ose dire, nous ne voyageons pas pendant nos vacances, on se transpose pour aboutir quelque part, sans connaître le pays au-delà des stations-service ou des aéroports rencontrés en chemin. Au contraire, à cause du temps nécessaire pour se déplacer, les voyageurs à l’époque coloniale apprenaient à découvrir le pays entre leur lieu d’origine et leur destination (en passant, je vous suggère cette courte lecture amusante, un des plus beaux exemples de journal de voyage qui me vient à l’esprit : « Madame Knight’s Journal. A Woman Travels to New York, 1704 », dans Howard H. Peckham (éd.), Narratives of Colonial America. 1704-1765, Chicago, R. R. Donnelley & Sons Company, 1971, p. 5-49.). Moi-même, je cherche autant que possible de faire la même expérience si j’ai le temps. Par exemple, malgré les inconvénients, j’adore prendre le train. Mes lecteurs réguliers savent que je suis un grand romantique qui adore regarder le paysage défiler devant ma fenêtre, en pleine réflexion sur le territoire et son occupation. Contrairement à l’autoroute, la plupart des chemins de fer traversent en plein centre des villes et villages en chemin. En guise de conclusion à ce petit billet où je réfléchissais tout haut, je vous invite donc lors de vos prochaines vacances à faire de même et d’emprunter un moyen de transport autre que l’automobile ou l’avion, ou simplement d’emprunter des routes scéniques et historiques plutôt que l’autoroute, question de renouer avec l’espace entre votre point de départ et votre destination.

Voyageurs, par Frances Anne Hopkins, 1869

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