17 November 2018

La Nouvelle-Orléans : cette autre Nouvelle-France

2018 marque le 300e anniversaire de La Nouvelle-Orléans!
Photo: Cathrine Davis 2018

Cet article devait paraître dans les pages du Devoir. Un imprévu familial m’a obligé de le mettre de côté. Je remercie le journal de m’avoir permis de le récupérer et de le partager ici. J'aimerais du même souffle remercier le Centre de la francophonie des Amériques qui m'a permis cet automne de voyager en Louisiane afin d'y donner quelques communications et de retourner visiter La Nouvelle-Orléans pour son 300e anniversaire.

La Nouvelle-Orléans est célébrée entre autres pour
sa musique. Photo: Joseph Gagné 2012
L’an passé, Montréal fêtait son 375e anniversaire. Cette année, c’est au tour à La Nouvelle-Orléans de célébrer ses 300 ans! Si son âge vénérable vaut déjà la peine d’être souligné, c’est également sa culture qu’on célèbre en grand. La mention seule de son nom évoque d’innombrables images, même chez ceux qui n’y ont jamais mis les pieds : qui ne connaît pas entre autres son défilé du Mardi gras, son architecture coloniale espagnole, son tramway qui a inspiré Tennessee Williams, ses alligators, ses mets cajuns et ses beignets… Sans oublier que l’imagination des férus du macabre et de l’inédit va quant à elle penser au célèbre cimetière Saint-Louis, la prêtresse vaudou Marie Laveau, la sadique Delphine Lalaurie, ou encore aux vampires d’Anne Rice… Parlant de films, depuis l’ouragan Katrina le cinéma américain a repris de plus belle son amour pour La Nouvelle-Orléans. L’importance du « Big Easy » ne se limite pas à sa culture, toutefois, mais également son économie : en 2016, elle se classait quatrième port d’importance aux États-Unis. La Nouvelle-Orléans doit d’ailleurs son existence à cette vocation première de ville portuaire, débutée il y a de ça trois siècles lorsqu’elle est fondée par… des Montréalais!

La Louisiane, colonie française.
Photo: Joseph Gagné 2018

La guerre de la Ligue d'Augsbourg freine le
développement de la colonie 
L’aventure française en Louisiane se fait d’abord devancer par les Espagnols un siècle et demi plus tôt. En effet, le premier Européen à rejoindre formellement les méandres du fleuve Mississippi est Hernando de Soto en 1541. Les incursions françaises sur le fleuve, quant à elles, doivent attendre Louis Jolliet et le père Marquette qui découvrent la source du Mississippi par le nord en 1673. S’ensuit Cavelier de La Salle qui, entre 1679 et 1682, devient le premier Européen à explorer le Mississippi sur presque toute sa longueur. Malheureusement pour lui, son dernier voyage—mené par l’océan cette fois-ci dans le but de retrouver l’entrée du fleuve—se solde par un échec ainsi que son assassinat. Si plusieurs individus anonymes continuent de courir les bois de la Louisiane en quête de fourrures, l’intérêt de la couronne française pour le territoire est détourné par la guerre de la Ligue d’Augsbourg. La France abandonne donc toute tentative d’explorer ses prétentions louisianaises pendant presque dix ans, soit entre 1688 et 1697.

Pierre Le Moyne d’Iberville
1661–1706
Toile de Rudolph Bohunek, c1933. Louisiana State Museum

Jean-Baptiste Le Moyne, Sieur de Bienville
Fondateur de La Nouvelle-Orléans
1680–1767
Toile de Rudolph Bohunek, 1910. Louisiana State Museum

Le retour de la paix ne sera pas le seul facteur à influencer la Couronne française à s’intéresser à nouveau à la Louisiane : l’Angleterre la louche aussi. Il faut donc consolider les réclamations françaises et occuper le territoire. Le ministre Jérôme Phélypeaux de Pontchartrain confie la mission à nul autre que Pierre Le Moyne d’Iberville, célébré pour ses déprédations contre les Anglais sur les côtes de Terre-Neuve et le long de la Baie d’Hudson. Il est accompagné entre autres de son cadet (19 ans de différence!) Jean-Baptiste Le Moyne de Bienville. Sitôt arrivés dans la baie de La Mobile le 31 janvier 1699, Bienville se fait confier la mission de reconnaître les côtes et les rivières de la région environnante. La Nouvelle-Orléans, bien entendu, n’apparaît pas de manière spontanée : les Français vont d’abord tâter le terrain, fondant divers forts dont Biloxi et La Mobile d’où poursuivre leurs explorations du territoire. Fidèle à la tradition familiale, Bienville va même intercepter des Anglais près d’où il fondera La Nouvelle-Orléans 19 ans plus tard. Ses explorations et ses exploits lui valent d’ailleurs le poste de commandant à l’âge de 21 ans.

Bayous, chaleur et alligators menacent le projet de Law.
Photo: Joseph Gagné 2018
Les débuts de la Louisiane n’augurent en rien une réussite, toutefois : la période entre 1701 et 1713 est marquée par les guerres européennes qui menacent la stabilité de la colonie naissante. Sans oublier le fiasco de la Compagnie du Mississippi de John Law : celle-ci stimule une frénésie de spéculation foncière s’appuyant sur l’image—fausse—d’une Louisiane paradisiaque. Les réelles conditions difficiles d’exploitation et la perte de confiance des actions de la compagnie conduisent celle-ci vers une faillite comparable au « krach boursier » de 1929. Au-delà ses bayous et sa chaleur, sept ouragans frappent la Louisiane entre 1717 et 1750! Enfin, les gouverneurs successifs de la colonie devront négocier, traiter, guerroyer et se réconcilier avec les nombreuses nations autochtones environnantes—Chaouachas, Ouachas, Houmas, Natchez, Atakapa, Tunia, Yazoo, Chocataws, Chicksaws, etc.

Sauvages Tchaktas matachez en Guerriers qui portent des chevelures
Alexandre de Batz c1730.
Original: Peabody Museum, Harvard University


Une nouvelle capitale nommé en honneur de
Philippe d’Orléans, 1674–1723.
Toile de Jean-Baptiste Santerre, 1717
Si l’aventure louisianaise fait plus ou moins bon train malgré tout, la fondation de La Nouvelle-Orléans, quant à elle, remonte au mois de février 1718 après que Bienville remarque « une place très-propre pour y bastir une habitation, sur le bord du Mississipy, à trente lieues depuis l’embouchure du fleuve ». Une centaine d’hommes s’occupe à construire le nouvel établissement. Baptisé en honneur du régent, Philippe d’Orléans, le poste se trouve sur des terres plus fertiles et faciles à cultiver que celles le long du golfe. En 1722, La Nouvelle-Orléans devient officiellement la capitale de la colonie lorsque la Compagnie des Indes, successeur de la Compagnie du Mississippi, y place son quartier général.

Comment peupler cette nouvelle colonie? À l’aide d’une propagande massive encourageant quelque 6 000 civiles à migrer. Contrairement à ce qui a été publicisé, ce n’est pas le paradis : Marcel Giraud, le grand historien de la Louisiane, estime que 60% d’entre eux meurent pendant le trajet ou peu après leur arrivée. À cette population naissante s’ajoutent environ mille soldats, ainsi que des centaines d’indésirables, hommes et femmes, kidnappés des rues de la métropole. Ces derniers sont si nombreux à se faire enlever que Paris doit émettre une loi en 1720 pour stopper les activités des « bandouliers du Mississippi »!

Les nouveaux migrants vont exploiter divers produits, dont l’indigo, le tabac et la canne à sucre. Contrairement au Canada, la traite des fourrures ne représente à cette période que 10 à 15% des exportations. Le développement de la colonie dépend malheureusement de la main d’œuvre d’esclaves africains : de 1719 à 1743, pas moins de 5 700 esclaves sont importés dans la colonie.

Peupler La Nouvelle-Orléans: Créoles, esclaves, autochtones, prostituées...

La Conquête sonne le glas du Régime français tant pour le Canada que pour la Louisiane. Il faut se rappeler que la guerre de Sept Ans (autre nom donné à ce conflit) éclata dans les colonies deux ans avant l’Europe, soit en 1754. À la source de cette hostilité se trouve la vallée de l’Ohio—représentant aujourd’hui l’état de l’Ohio et une partie de la Pennsylvanie, la Virginie de l’Ouest et l’Indiana—où coulent plusieurs rivières qui raccourcissent le lien entre le Canada et la Louisiane, mais lorgné par les colons britanniques. Si le front de guerre fini par se concentrer sur la Vallée du Saint-Laurent, la Louisiane—ayant jusqu’ici évité une invasion britannique—souffre néanmoins de l’absence de ravitaillement à cause des déprédations sur la marine française et sera finalement amputée à la France par les négociations de paix.

Pourquoi? Rappelons que l’Espagne rejoint la guerre contre les Anglais tardivement en 1762. Toutefois, les forces britanniques se démontrent plus puissantes que prévu : l’Espagne perd La Havane en août après deux mois de siège, ainsi que la Floride, au profit des Britanniques. La perte de ces deux dernières a un effet dévastateur sur l’avenir de la Louisiane. Lors des négociations de paix, la France négocie à la fois pour elle-même et l’Espagne. L’Angleterre accepte de restituer La Havane en échange du territoire à l’est du fleuve Mississippi. Toutefois, la prise de la Floride est vu comme la consolidation de l’emprise britannique sur la côte est de l’Amérique. L’Angleterre refusera donc de la rendre à l’Espagne. La France, pour faire passer la pilule, offre secrètement à l’Espagne le territoire à l’ouest du Mississippi, incluant La Nouvelle-Orléans, en compensation. Le tout sera confirmé par le traité de Paris en février 1763. Mais l’aventure française en Louisiane ne se termine pas là… D’ailleurs, suivant le traité, deux vagues d’immigrants acadiens arrivent en Louisiane, la première entre 1765-1769 comprenant environ 800 Acadiens qui étaient exilés chez les colonies britanniques et la deuxième, en 1785, composée de 1 600 individus arrivant de la France, soit les trois quarts de la population acadienne qui s’y trouvait. En tout, c’est environ 3 000 Acadiens qui fondent des communautés en Louisiane et deviennent les ancêtres des Cajuns d’aujourd’hui. Sans oublier que la Louisiane redeviendra française pendant trois brèves années avant 1803—mais ça, c’est une histoire pour une prochaine fois!




La toponymie locale témoigne de son passé français.
Photo: Joseph Gagné 2018

Il ne s’agit ici que d’un bref retour sur l’histoire de La Nouvelle-Orléans et de la Louisiane sous le Régime français. Mais on peut bien se demander : que reste-t-il aujourd’hui de ce régime? Autant l’architecture britannique finit par dominer la ville de Québec, autant l’architecture espagnole le fait à La Nouvelle-Orléans. En effet, l’incendie de 1788 rase la ville presque entière. Aujourd’hui, seuls quelques exemples de constructions françaises survivent. Outre le monastère des Ursulines—le seul bâtiment datant du Régime français—se trouvent la maison Madame John’s Legacy et la Lafitte Blacksmith Shop, construits à la manière créole à la fin du xviiie siècle. Néanmoins, l’esprit français continue de percer même après 300 ans : la toponymie locale témoigne des gouverneurs français et des noms originaux de certaines rues. La culture française, le plus célèbre exemple étant le Mardi gras, est toujours célébrée. Si la langue française reprend un nouveau souffle de vie après 1804 avec l’arrivée d’immigrants d’Haïti (l’ancien Saint-Domingue), en 2000 le français était parlé par 4,6% de la population de la Louisiane.


Bienville immortalisé.
Photo: Joseph Gagné 2018

Si elle fait aujourd’hui partie des États-Unis, La Nouvelle-Orléans incarne en réalité plutôt la limite nordique des Caraïbes (en effet, sous le Régime français, elle entretenait des liens plus étroits avec La Havane qu’avec le Québec—rappelons que d’Iberville est inhumé à Cuba!). En déambulant le long de ses rues, le visiteur ressent son histoire liée à quatre régimes successifs (autochtone, français, espagnol, et américain). La ville est une enclave culturelle et historique unique qui, paradoxalement, appartient aux États-Unis tout en y étant à part. Aujourd’hui célébré pour son architecture, sa musique et sa gastronomie, rien à l’époque pourtant ne prédisait que ce petit poste du Mississippi allait devenir un boulon économique et culturelle d’Amérique.

Comme on dit à La Nouvelle-Orléans, « Laissez les bons temps rouler! »


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