22 August 2014

Le mystère de la « poupée amérindienne » enfin élucidé!

Image: courtoisie du Musée des Ursulines de Québec
Collection du monastère des Ursulines de Québec
Photo par François Lachapelle
Entre le 4 juillet et le 10 août dernier, le Musée des Ursulines de Québec tenait une exposition intitulée Mission Nouvelle-France. On y trouvait maints objets ethnographiques et historiques en lien avec l’histoire de cette congrégation enseignante. De tous les objets exposés, un en particulier a retenu mon attention : une gravure de ce qui semble être une jeune amérindienne.

Sans signature, sans description, l’image m’intriguait. Le seul indice de sa provenance : le mot « Tab. II » en haut de l’illustration. Piqué de curiosité, j’ai peu après contacté le musée afin de connaître la provenance de cette représentation. Je tenais à le savoir afin de me servir de l’image pour illustrer de futurs travaux potentiels. Après tout, comme le décrit la revue Cap-aux-Diamants : « Les images qui représentent fidèlement les Amérindiens sous le Régime français sont rarissimes. La plupart des artistes de cette période ont donné libre cours à leur imagination pour représenter les « sauvages » de l’Amérique. Cette gravure ancienne tranche avec cette tendance, car elle est riche de renseignements crédibles, mais elle conserve aussi un voile de mystère. »

Et le mystère devait demeurer : on m’affirma que personne ne savait d’où avait été tirée cette image. L’énigme avait d’ailleurs séduit Francis Back, l’illustrateur historique. Il y consacre un article entre les pages de Cap-aux-Diamants (lisez l’article ici). Selon lui, il s’agirait sans doute d’une poupée, entre autres à cause du socle et de la raideur apparente des vêtements. D’ailleurs, « La documentation historique et les artefacts confirment que des poupées vêtues de costumes amérindiens étaient confectionnées dans la colonie pour satisfaire la curiosité des métropolitains. » L’article de Back continue en décrivant l’importance ethnographique de ces poupées et de celle-ci en particulier pour les contemporains et pour nos historiens aujourd’hui. Malgré l’analyse qu’il fait de l’habillement de cette « petite Amérindienne », Back ne peut que conclure* : 
Il convient de laisser le débat ouvert sur l’identité culturelle de l’« Amérindienne » qui figure sur cette gravure, faute de certitudes. Mais espérons, en diffusant cette image accompagnée d’éléments de réflexion, qu’un lecteur puisse retracer la provenance de cette gravure afin de lui redonner sa pleine valeur documentaire.
C’est justement la mission que je m’étais donnée en lisant cet article.

Mais où commencer? Je n’avais que l’image tirée de l’article de Back comme référence. En me servant de celle-ci, j’espérais retracer une version numérisée. Après tout, l’informatique a fait en sorte que des efforts gargantuesques ont été investis afin de numériser des bibliothèques entières de par le monde.

Premier outil dont je me suis servi : Google Image. Malheureusement, malgré son efficacité de par le passé, aucun résultat recherché ne s’affichait.

Prise deux : j’ai décidé de me tourner vers Gallica, la bibliothèque numérique de la Bibliothèque nationale de France. En cherchant pour des mots clefs tels qu’« amérindienne », « sauvage », « sauvagesse », « algonquine », etc., j’espérais tomber sur la jeune amérindienne parmi les gravures du 17e ou 18e siècle.

Encore rien.

Que faire alors sans autres indices? J’ai donc laissé de côté cette affaire pour me remettre à mes lectures doctorales. Mais cette petite Amérindienne ne cessait de me revenir à l’esprit : d’où venait-elle? Qui avait gravé son image? Pourquoi? Pour qui?

Je suis donc revenu à la charge, déterminé à essayer une dernière fois de percer ce mystère. J’ai contacté à nouveau le Musée des Ursulines pour faire la requête d’une image numérisée directement à partir de la gravure originale. Peut-être Google Image serait plus efficace avec une image à haute résolution?

Moins de trente secondes après avoir reçu le courriel contenant la copie numérique, et puis j’avais ma réponse!

La clef du mystère se trouve dans l’article North America in the European Wunderkammer Before 1750 de Christian F. Feest. L’auteur, qui s’intéresse aux collections de genre « cabinets de curiosités » avant 1750, inclut dans ses figures celle qui nous intéresse. Back avait raison d’estimer qu’il s’agissait d’une Algonquine : selon Feest, il s’agit en fait d’une gravure d’un mannequin (faut-il lire poupée, plutôt?) représentant une jeune Naskapie. Le plus intrigant, cependant, est de découvrir qu’elle a un compagnon!



 Les deux « mannequins » se trouvent en 1709 au musée Kircher (Museum Kircherianum) du Collège des jésuites à Rome. Selon l’article au sujet de ce musée sur Wikipedia, le musée ferme ses portes en 1773 avec la suppression de l’ordre des jésuites, ses collections dispersées par la suite. Impossible de savoir si ces deux représentations amérindiennes ont survécu… Leur souvenir survit, heureusement, grâce à leur gravure dans le catalogue du musée publié en 1709, dressé par son directeur Philippe (Filippo) Bonanni (lien). On peut retrouver ce catalogue en ligne (voir ci-dessous).


Une gravure, deux livres
Toutefois, un autre mystère perdure. Juste avant de publier ce billet, j’ai remarqué que l’image de Bonanni ne correspond pas exactement à l’image trouvée chez les Ursulines. Alors que les deux sont quasiment identiques (l’une s’agissant d’une copie de l’autre), on est intrigué de voir que notre indice initiale, la mention « Tab. II » diffère de la version originale de Bonanni, où il y est marqué « 8 » et « 250 ». Selon moi, la version des Ursulines s’agirait d’une reproduction dans un livre français (le livre de Bonanni est en latin). Trouvera-t-on l’identité de ce deuxième livre? Ça sera à quelqu’un d’autre de le découvrir, peut-être!

Note : Je remercie chaleureusement le Musée des Ursulines, en particulier Catherine Lévesque, qui ont aimablement offert leur aide.

*Suivi: J'ai eu la chance de contacter Francis Back après la publication de ce billet. Comble de l'ironie: il avait déjà réussi à identifier cette image! Il en demeure, toutefois, que le mystère perdure en ce qui concerne l'identité du « deuxième » livre et à savoir si les deux « mannequins » existent toujours.

*Suivi #2: Après vérification auprès du Museo Nazionale Preistorico Etnografico en Italie qui avait hérité de la plupart des collections du musée Kircher, je confirme que la "poupée" n'y est pas. Triste nouvelle!
 ***
Texte original du livre de Bonanni, p. 229, et la très mauvaise traduction par Google (que j’ai à peine tenté de rectifier tant elle est approximative) :


Formes de vêtements, qui sont utilisées [par] chaque femme en Nouvelle-France, ou le Royaume du Canada. C’est en partie le rapport de Michel Antoine Baudran dans son lexique[. Le] plus vaste d'Amérique, la rivière du Canada, ou du Saint-Laurent s'étend au loin, [des] terres de l’Arctique au nord, et la mer du Nord au sud. Il y [dominé des Francs [Français]] de les cent cinquante ans, et en cela, ils ont un très grand nombre de colonies, [la capitale étant] Québec. L'homme et une femme de son pays sur l'onglet. Notre art. 7 et 8 présentaient. Parmi ceux qui sont dignes d'observation sont la coupe, ou les marques [sur le] front, les joues, coeterasque attente avilissantes parties. À l'âge [enfantine, à l’aide] de l’aiguille, [et de ] graisse empreinte d’une certaine sillon de couleur de peau, dans lesquelles les marques indélébiles restent.

SOURCES

BACK, Francis. « Une mystérieuse poupée amérindienne », Cap-aux-Diamants, No. 67 (automne 2001), p. 54. [ En ligne : http://www.erudit.org/culture/cd1035538/cd1044289/8273ac.pdf ] Consulté le 20 août 2014.

BONANNI, Philippe. Musaeum Kircherianum Sive Musæum A P. Athanasio Kirchero In Collegio Romano Societatis Jesu Jam Pridem Incœptum Nuper restitutum, auctum, descriptum, & Iconibus illustratum. Rome, Georgius Plachus, 1709. 552 p. et planches. [ En ligne : http://books.google.ca/books?id=89BWAAAAcAAJ&pg=PP1#v=onepage&q&f=false ] Consulté le 21 août 2014.


FEEST, Christian F. « North America in the European Wunderkammer Before 1750 », Archiv fur Volkerkunde 46 (1992), pp. 61-109. [ En ligne : http://www.researchgate.net/profile/Christian_Feest2/publication/236584799_North_America_in_the_European_Wunderkammer_Before_1750/links/02e7e51811a738de86000000 ] Consulté le 20 août 2014.

3 comments:

  1. Je crois que les collections de poupées amérindiennes se trouve dans le quartier EUR, de Rome au musée national de la préhistoire et de l'ethnographie Luigi Pigorini.

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  2. Un véritable Sherlock Holmes de la Nouvelle-France ! Bravo ! La ténacité paye le savoir. Et nous on savoure ;)

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  3. Les hospitalières de l'Hôtel-Dieu de Qc confectionnaient ce genre de poupées. Il en est abondamment question dans les lettres de mère Marie-Andrée Duplessis de Sainte-Hélène, publiées dans la revue Nova Francia (années 1926 à 1931).

    Vincent Martel

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